
Quand je l’ai vue, de loin, j’ai d’abord cru que c’était Carabosse, et me suis demandé ce qu’elle faisait là, qui pouvait avoir eu l’idée saugrenue de l’inviter malgré les casseroles qu’elle traînait derrière elle. Et puis, me rapprochant, j’ai eu un doute : Carabosse n’était pas belle mais elle n’était pas ainsi, si laide, si énorme, si vulgaire, aussi. Et ressassant ces mots, pensant à la vulgarité qui semblait émaner d’elle et à l’ « aussi » qui m’était comme naturellement venu à l’esprit, j’ai compris : ce n’était pas Carabosse, c’était Licie, celle qui arrivait de la Bourgogne, la fée Licie qui, malgré le temps et l’âge, les cheveux gris, les rides et la canne dont elle avait maintenant besoin pour se tenir debout, n’avait pas pris une once de dignité et restait telle qu’elle avait été méchamment, cruellement chantée par Fernandel : grotesque, dégoûtante. Mais elle avait été tellement raillée qu’elle en faisait pitié, qu’elle me faisait pitié.
J’aurais voulu lui dire cela, que quelles qu’aient été sa bêtise et sa saleté, elle ne méritait pas d’être traînée dans la boue comme elle l’avait été, que c’était honteux, qu’elle était une victime de la misogynie et du patriarcat et qu’elle méritait le respect de toutes et tous : celui des autres fées, celui des femmes et celui des hommes, aussi ; mais à peine ce dernier mot avait-il été pensé que la chanson tout entière me revint, avec sa rime entêtante et joyeuse ; si bien qu’arrivé à son niveau, je fus pris d’un terrible, d’un effroyable fou rire. Alors, au lieu d’aller lui exprimer mes regrets comme j’avais d’abord voulu faire, j’ai continué tout droit, comme si je ne la voyais pas, comme on fait d’un chien galeux ou d’un mendiant qui nous fait honte.
Près du buffet, il y avait Ronome et Nomène (toujours un peu masculines, ces deux là), en grande discussion l’une avec l’autre : Ronome avait évidemment autour d’elle sa cour habituelle, cette foule de prétendants rendus accros par son parfum, et qui tournaient autour d’elle, tentant de la toucher, comme les phalènes autour de la flamme qui va les consumer ; tandis que Nomène, toujours exaltée, toujours exubérante, parlait fort et faisait de grands moulinets de ses bras, attirant l’attention de tous comme si on était à la foire. Je les ai saluées et ai commencé à bavarder avec elles mais en ai vite eu ma claque : elles n’arrêtaient pas de s’interrompre pour prendre la pose, faire des selfies et signer des autographes ! Je les ai laissées là : elles avaient visiblement mieux à faire, ces deux là, que s’occuper du pauvre homme, du pauvre mortel que je suis.
Continuant mon chemin, je suis arrivé à la hauteur d’une sorte d’attroupement : comme presque toujours (vivement que la profession d’architecte se féminise et qu’on tienne compte des besoins différents des deux sexes !) il y avait la queue devant les toilettes des femmes…
À Suivre...
L’image de Licie a été générée par Midjourney à partir du prompt suivant : « Paris, 2025, une galerie d’art contemporain. Une vieille paysanne de Bourgogne, grosse, très laide, hirsute, mal habillée, est assise sur un canapé dans une galerie d’art contemporain, ses mains appuyées sur sa canne. »