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Lignes

  • Le fardeau des seins

    mai 12th, 2022

    Au début du deuxième tome du Deuxième sexe, livre éblouissant d’intelligence, de culture, de préjugés et de fantasmes, Simone de Beauvoir parle du « fardeau » des seins. Évoquant les modifications du corps à l’adolescence, elle écrit : « insolites et gênants, les seins sont un fardeau ; dans les exercices violents ils rappellent leur présence,  ils frémissent, ils font mal« . Et un peu plus loin dans la même page, elle réutilise le mot fardeau pour écrire : « à travers cette chair dolente et passive, l’univers  tout entier est un fardeau trop lourd« .

    Le propos de l’autrice est ici de montrer la divergence qui se produirait à la puberté entre les garçons, qui, devenant forts, seraient naturellement amenés à se battre entre eux et avec le monde ; et les filles qui, engoncées dans leur corps fragile et malcommode, seraient mises sur la touche et obligées à une sorte d’abnégation passive.

    On ne fera pas à Simone de Beauvoir, qui sait s’affranchir de beaucoup de préjugés, le mauvais procès d’en garder quelques-uns. Mais nonobstant même ces préjugés, quelle étrange conception que celle qui voit dans le défi, la conquête et le coup de poing la seule façon authentique, efficace et vraiment libératrice de grandir, les autres comportements étant considérés comme préparant inéluctablement à l’effacement et à la soumission.

    « Dans les exercices violents […] ils font mal« . Peut-être est-ce vrai. Mais pourquoi faire des exercices violents le passage obligé de la maturité, de la maîtrise de soi et du monde ? Pourquoi définir la capacité à se battre comme le critère ultime de supériorité, en oubliant, ce qui est pourtant une évidence, que ce n’est évidemment pas à ses seuls muscles que l’espèce humaine doit d’avoir traversé les millénaires ?

    Sans doute la pensée de Simone de Beauvoir est-elle plus subtile que cela : ce n’est pas la force brute qu’elle met sur un piédestal mais la confiance en leur capacité d’agir sur le monde que la conscience de cette force donnerait aux garçons :

    « Dans l’univers des adultes la force brutale ne joue pas, en périodes normales, un grand rôle ; […] mais il suffit à l’homme d’éprouver dans ses poings sa volonté d’affirmation de soi pour pour qu’il se sente confirmé dans sa souveraineté« .

    Il n’empêche : non seulement cette croyance en la confiance que procurerait la force est largement fantasmée (j’ai été un adolescent et je ne pense pas qu’à cet âge, les garçons se sentent beaucoup plus à l’aise dans leur corps que les filles) mais elle conduit à survaloriser les comportements extravertis voire agressifs et à dévaloriser les comportements d’attente, de recul, d’attention, de réflexion, de tendresse, plus introvertis mais évidemment tout autant nécessaires à l’être et à l’espèce. Et par cette mise en avant, finalement assez traditionnelle et complaisante, des vertus de la force, Beauvoir vient renforcer les stéréotypes pesant sur les femmes et les hommes, stéréotypes que son livre prétend d’ailleurs moins démonter que présenter.

    Pas plus que la fonction utile des corps n’est de faire le coup de poing, le sein n’est un fardeau. Ou plutôt : le fardeau du corps, qui pèse sur les femmes mais aussi sur les hommes, est aussi cette ancre libératrice qui, obligeant les êtres humains à se poser parfois, leur permet de n’être pas soumis aux seules exigences de l’action.

  • Épanchement du bitume et du bruit

    mai 8th, 2022
    Un trottoir à Panazol, faubourg de Limoges

    Qui arrive aujourd’hui à pied dans les grandes villes ? Qui se rend compte vraiment du débordement de bitume, de laideur, de bruit qui suinte de la ville, dégoulinant des axes de communication et envahissant tout comme une salissure ?

    C’était la campagne, avec l’asphalte enfermé dans les limites étroites du ruban de la route, et puis, à quelques kilomètres de la ville proprement dit, on atteint les faubourgs. Et brusquement alors, le goudron brise la digue où il était contenu et se répand partout, chassant l’herbe, les fleurs, la terre, pour laisser place à cette surface grisâtre, laide, uniforme, chaude, le plus souvent couverte de gravillons, de bouts de métal, de verre, de papier, de masques, de débris, quelque chose comme une poubelle qui déborderait ou dont le contenu se serait éparpillé.

    Ce débordement, les voyageurs en voiture ou en train ne le voient pas ; seuls le perçoivent, crissant sous leurs pas, les randonneurs, pèlerins et habitants de ces lieux de passage.

    Les centres-villes sont beaux, abritant de superbes demeures, d’élégantes avenues, des monuments et des parcs harmonieux. Ils forment un espace totalement et fièrement humanisé. La nature est sublime, qu’elle soit sauvage, entretenue ou patinée par des siècles ou des millénaires de travail des femmes et des hommes. C’est la ligne de contact des deux mondes qui bouillonne, qui glapit, qui s’épanche d’une fièvre brûlante.

    Le bitume est le signe de cette fièvre. Il est comme une lave née du frottement des plaques tectoniques, comme un magma recouvrant tout, artificialisant tout, occupant tous les interstices et stérilisant tout pour que rien ne repousse, que le terrain soit définitivement conquis aux êtres humains, définitivement interdit à ce qui n’est pas domestique.

    Et avec le bitume, le bruit, incessant, des voitures et camions qui passent : bruit des moteurs et bruit du frottement ; le parfum acre du caoutchouc arraché aux pneus par la route ; la senteur empoisonnée des hydrocarbures arrachés au bitume par la lumière.

    Ici encore, la grande rupture est celle du pétrole : c’est avec le développement des véhicules à moteur que les techniques ancestrales de construction des routes, qui n’avaient guère changé entre les Romains et John Loudon Mac Adam, ont été abandonnées ; que la pierre a laissé place aux dérivés gluants du charbon et du pétrole ; et qu’on a commencé à répandre cet enduit au-delà de la chaussée, parce que c’était pratique.

    La frontière de la route à Trélissac, faubourg de Périgueux

    Il y a dans cette stérilisation progressive de la nature par le bitume visqueux de nos routes, de nos trottoirs, de nos parkings, de nos voies de garage, de toutes ces implantations industrielles et commerciales qui définissent les faubourgs, quelque chose du chien marquant son territoire par son urine, une sorte de terre brûlée.

    Une terre à rendre à la terre.

  • « Ça m’a gonflée… »

    mai 7th, 2022

    « Ça m’a gonflée« , s’exclamait l’autre jour au téléphone, très irritée, une jeune fille que je croisais dans la rue.

    « Gonflée« , disait-elle, et elle soupirait, exhalant toute sa colère dans son souffle.

    Bien qu’on me l’ait dit et répété de nombreuses fois, j’ai redécouvert à ce moment l’extraordinaire pneumatisme des humeurs et admiré la capacité de la langue française à faire ressortir l’importance psychologique de la respiration, le lien étroit entre le souffle et notre présence au monde.

    Inspirer, expirer, mais surtout être gonflé et souffler, avec ce fait contre-intuitif qu’en inspirant on se bloque, et que c’est dans l’expiration, le souffle, le soupir, que viennent la détente, le calme, le repos.

    Inspirer, c’est capter, saisir, emmagasiner l’oxygène nécessaire à la vie ; et nous portons tous en nous cette terreur de l’asphyxie, de ces moments de détresse totale durant lesquels nous pourrions manquer de ce gaz essentiel, vital.

    C’est parce que notre pire crainte est de manquer d’air que le signe le plus indiscutable de la confiance, du calme, du relâchement, est d’accepter de s’en défaire. En soufflant, en vidant ses poumons de cette substance si précieuse, on se dépouille, on se dénude, on se livre à l’avenir.

    Dans le péril, dans la colère, dans l’épreuve, nous nous gorgeons d’air, nous nous gonflons, et ce n’est qu’à leur issue, une fois la difficulté surmontée, que nous nous autorisons à souffler.

    Et cela jusqu’à la fin, jusqu’à ce dernier souffle, cette dernière expiration au terme de laquelle justement, ayant rendu notre dernier souffle, on expire.

  • « Il y a un jeune homme qui te regarde »

    mai 4th, 2022
    Un personnage d’Anne Bothuon photographié dans une vitrine de Périgueux

    A la terrasse ensoleillée d’un hôtel de Périgueux, prenant leur petit-déjeuner, une mère et sa fille d’une vingtaine d’années que je regarde sans les regarder, parce qu’elles sont là, devant moi.

    Puis l’imagination s’en mêle, qui construit un récit sur l’image : en souriant, la mère glisse à sa fille : « il y a un jeune homme qui te regarde ».

    Quelques instants je rêve sur cette phrase imaginée, ce bonheur adolescent qui flotte dans l’air comme une bulle.

    Puis la bulle se brise dans les éclats du miroir où finissent par se poser mes yeux. Aurait-elle vraiment parlé, la mère aurait dit à sa fille : « Attention, il y a ce vieil homme qui te regarde ! ».

    C’est étrange comme on a du mal à se faire à son âge ; comme il suffit de marcher quelques jours dans le printemps pour l’oublier ; comme on ne s’y fait vraiment (et pour un court instant !) que dans l’affrontement par surprise au miroir !

  • Le chemin

    mai 2nd, 2022
    Chemin de Compostelle entre Sorges et Périgueux

    Parce qu’il n’est ni le sentier, ni la route, le chemin est l’idéal retrouvé du paradis perdu : l’équilibre harmonieux entre les hommes, les femmes et le reste de la nature.

    Le sentier est sauvage : la nature y déborde ; la route est totalement artificialisée, recouverte de cette couche de pierres, de gravillons, de goudron qui stérilise le sol ; le chemin est cet heureux accord dans lequel les créatures coopèrent pour pour faire de la voie un jardin tapissé de fleurs.

    La route et le sentier tracent et coupent droit. Ils sont comme ces voies romaines qui deux mille ans plus tard se repèrent à la balafre longiligne laissée sur le territoire ; les chemins cheminent, jouant avec les reliefs et les paysages, contournant les obstacles, navigant entre sommets et marais.

    On ressent, à suivre les chemins, un espoir de réconciliation, une nostalgie du temps d’avant le dresseur de chevaux : peut-être n’avons-nous pas été perdus, peut-être n’avons-nous pas chuté, peut-être n’avons-nous pas été chassés du Jardin d’Eden. Peut-être cette histoire de cassure irrémédiable entre nous autres, êtres humains, et le reste de la création, peut-elle encore se réparer.

    C’est une douce illusion, et qui nous remplit d’aise. Quel bonheur de se sentir chez soi, avec les siens, parmi les brins d’herbe, les pâquerettes et les boutons d’or, et de pouvoir les fouler, sans honte ni colère, sans méchanceté ni peine, parce que nous sommes la même substance, qu’ils ne sont pas des autres mais des autres nous-mêmes, et que nous marchons et allons, piétinant herbes et fleurs, comme piétinent et paissent les ânes, les vaches, les moutons.

    “Le plus grand plaisir que procurent les champs et les bois est la secrète relation qu’ils suggèrent entre l’homme et les végétaux. Je ne suis pas seul et inconnu. Ils me font signe, et moi de même. Le balancement des branches dans la tempête est nouveau pour moi et ancien. Cela me prend par surprise et pourtant ne m’est pas inconnu.” écrivait Ralph Waldo Emerson.

    Peut-être y a-t-il là, dans ce cheminement, comme une porte étroite.

    PS : l’enregistrement viendra plus tard, quand je serai revenu du chemin.

  • Aphorismes

    avril 28th, 2022
    Dans le village gaulois du Mont Jouër,
    sur le GR 654

    Pour celle de l’existence de Dieu, j’ai encore quelques petites recherches à faire. En revanche, pour la preuve des dégâts que la fatigue physique provoque sur nos capacités intellectuelles, j’ai trouvé : c’est le flux quasi ininterrompu de banalités prétentieuses, de formules creuses et prétendument inspirées, d’aphorismes de café du commerce, qui nous viennent, à la vitesse d’un tir de mitraillette, à la fin d’une journée de marche, sac au dos.

    Oh là là ! Toutes ces formules à la mords-moi-le-noeud qu’on débite dans notre tête comme s’il en pleuvait et qu’on était Georges Gurdjieff ou le Dalaï-lama, porteur d’une sagesse issue du fond des âges ; tous ces : « L’important c’est le chemin », « Un pas puis l’autre » ; toutes ces niaiseries qui éclosent comme les fleurs maladives de notre harassement et que, dans notre peine et notre faiblesse, nous prenons pour des vérités profondes.

    Heureusement, il suffit le plus souvent d’une bonne nuit de repos pour que, au lendemain, il n’y paraisse plus et que nous puissions revenir à une saine normalite, à l’attrait de la vitesse écrasant tout sur son passage, à l’amour du seul but, au mépris du chemin.

    PS : justement parce que je chemine, l’enregistrement viendra plus tard.

  • Sodome, Abraham, les justes et la biodiversité

    avril 22nd, 2022
    Une libellule photographiée à Porquerolles

    J’ai toujours été troublé par l’étrange négociation qu’Abraham mène avec Dieu à propos de Sodome et des justes qui y demeurent ; si cinquante justes résidaient dans cette ville, la détruirais-tu malgré tout ?, demande le prophète. Non, répond Dieu. Et s’ils étaient quarante ? Et trente ? Et vingt ? Et dix ? Étrangement, Abraham s’arrête à ce dernier chiffre ; il ne pousse pas l’intercession jusqu’à son aboutissement, qui aurait été de demander que la ville soit sauvée si un seul juste y résidait, pour éviter qu’il ne soit injustement victime de la colère divine.

    Autre chose me trouble plus encore dans ce récit, l’inversion de la mineure et de la majeure : aussi fondée soit-elle, il me semble que l’expression de la colère divine est moins importante que ne l’est la vie d’un innocent ; et que c’est donc pour la mineure : montrer sa colère et sa puissance, que Dieu est prêt à sacrifier la majeure : la vie de justes, ne seraient-ils que quelques-uns.

    J’éprouve cette même gêne dans certains débats actuels où l’on paraît être prêt à sacrifier à l’objectif très important qu’est la lutte contre le réchauffement climatique un objectif plus important encore : le maintien de la biodiversité.

    Si le réchauffement climatique doit être combattu, ce n’est pas seulement parce qu’il accroît les températures moyennes et fait monter les eaux. Ce n’est pas seulement parce qu’il est gênant pour les humains. C’est parce que la fonte des glaces, l’extension des déserts, l’acidification des océans modifient les milieux de façon si rapide que nulle espèce, même l’humaine, ne peut s’y adapter, et que ce phénomène, venant s’ajouter à la pollution agricole et industrielle, à l’artificialisation des sols et des espaces, au massacre et à la surexploitation de certains animaux, conduit à la destruction et à la disparition d’une grande partie des espèces animales, cette perte de diversité du vivant venant accélérer les changements les plus délétères.

    Aussi prodigieux, inventifs et capables d’adaptation soient-ils (et ils le sont !), les êtres humains ne sont rien, ne peuvent rien, sans les autres êtres vivants, végétaux et animaux, qui vivent en eux et autour d’eux. Sans photosynthèse, sans champignons, sans lombrics, sans abeilles, sans bactéries, sans plancton, sans grenouilles, sans vautours, sans l’immense chaîne d’interactions dont nous sommes un des chaînons, nous serions incapables de vivre et subsister.

    S’il est donc absolument nécessaire de lutter contre le réchauffement climatique, ça ne devrait être en aucun cas au prix d’une atteinte supplémentaire à la biodiversité qui est déjà largement et irrémédiablement dégradée.

    Cela ne signifie pas qu’il ne faille préciser certaines normes, assouplir certaines réglementations, laisser de la place au discernement dans les décisions de portée locale ; mais dans son principe et de façon générale, considérer que la lutte contre le changement climatique pourrait ou devrait prévaloir sur la biodiversité serait probablement un fourvoiement car on ne peut raisonnablement, à la mineure, sacrifier la majeure.

    Mais sans doute y a-t-il, au-delà de cette justification finalement utilitariste, une raison plus profonde et plus fondamentale au respect de la biodiversité. C’est celle qui anime le magnifique personnage de Morel, dans Les racines du ciel, de Romain Gary (et peut-être Abraham dans son dialogue avec Dieu) : il faut laisser de la place à l’altérité ; il faut résister à la tentation de tout instrumentaliser, de traiter le monde comme notre chose :

    “Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”

  • Sobriété, satiété, prodigalité

    avril 18th, 2022
    La Voie lactée depuis le fort Sainte-Agathe à Porquerolles

    Rien de moins naturel que la sobriété. Elle est effort, elle est tension. Jamais elle ne s’assoupit ou ne se laisse aller. Elle est une retenue attentive et jamais endormie, un de ces serviteurs, de ces vierges sages veillant sans cesse au retour de leur maître dont parlent Luc et Matthieu. On s’est nourri à suffisance, on a eu le nécessaire, rien ne manque vraiment, sauf cette touche supplémentaire, cette cerise sur le gâteau, ce morceau de chocolat qui permet de se détendre vraiment ; ce surplus, cette surabondance inutile (et superflue à l’aune de nos besoins) mais dont la présence nous rassure, nous apaise, nous tranquillise et permet d’atteindre la satiété. En son absence, quelque chose en nous reste suspendu, en alerte, pas vraiment calmé : une angoisse sourde, peut-être un souvenir hérité de lendemains possibles de famine.

    La sobriété est raisonneuse, rationnelle, calculée. Elle peut être, elle est très souvent, hiératique, d’une grande élégance, d’une grande pureté, d’une grande classe : lignes épurées, économie de moyens, stupéfiante beauté de ce à quoi rien ne peut être retiré. Elle joue dans la cour des jardins zen, des appartements de revues d’architecture, des cerveaux bien rangés : tout y est nécessaire et à sa place, au contraire des vraies maisons et des vraies têtes dans lesquelles s’empilent et s’entassent les bibelots de la vie. Et nos tiroirs, nos armoires, nos étagères, notre esprit, débordent de cette épaisseur poussiéreuse, nostalgique, bordélique, de souvenirs. C’est épais et encombrant.

    La nature n’a rien de sobre : s’est-on déjà promené dans une forêt quand vient le printemps ? A-t-on déjà assisté à l’expression tumultueuse, à la profusion de la nature qui renaît ? Toutes ces jeunes feuilles, toutes ces fleurs, tous ces insectes qui se réveillent ! Toute cette énergie, cette matière, cette vie, cette beauté dépensées à foison ! Quel incroyable débordement !

    Fontainebleau au printemps

    La nature n’a rien de sobre ou de frugal ; elle est un flux immense et ininterrompu, une source vive de création à jet continu : a-t-on déjà contemplé le ciel nocturne ; a-t-on déjà pensé aux myriades de galaxies, au cataclysme sans fin des étoiles qui se meurent ? A-t-on déjà songé à l’énergie dilapidée à chaque instant par les rayons du soleil éclairant un monde vide ? Dieu et la nature sont plus prodigues encore de leurs richesses que Mamie Ève de ses gâteaux de Hanouka, et ça n’est pas peu dire !

    La sobriété n’est pas naturelle ; elle ne nous est pas naturelle. Elle est le résultat d’un effort sur nous-mêmes, d’une contrainte que nous nous imposons pour rester sveltes, alertes, légers, libres de nos attachements, de notre gourmandise, de notre pesanteur, de ce réflexe atavique à toujours vouloir plus de crainte de manquer. La sobriété est une discipline. On peut, et c’est souvent le cas, en être fier et rassuré ; je ne suis pas sûr qu’elle puisse vraiment être heureuse, n’est-ce pas, Katia ?

    Ce qui permet à la nature son incroyable gaspillage, c’est le recyclage infini de ses ressources : pas de gâchis, pas de perte dans ce feu d’artifice permanent ; seulement une boucle qui se referme. C’est nous, les humains, qui avons appris à distraire une part de ce grand cycle, à piquer dans la caisse, à salir et piller au lieu de simplement emprunter.

    La sobriété, c’est le retour aux vertus ménagères. Ce n’est pas forcément l’absence de générosité ou de prodigalité mais une bonne et saine gestion de ce dont on dispose et le refus de cette propension héritée à prendre tout ce qui peut être pris, à occuper tout l’espace laissé libre. C’est le rejeu du renoncement initial de Dieu à occuper tout l’espace libre pour laisser une place à la création, aux autres êtres, à l’autre.

    Le tsimtsoum : ne pas considérer le monde comme sa chose.

  • Timeo Danaos et dona ferentes

    avril 9th, 2022

    « Je crains les Grecs et leurs cadeaux » dit Laocoon, fils de Priam et prêtre de Poséidon lorsqu’il aperçoit, devant les murailles de sa ville, le grand cheval de bois abandonné par l’ennemi grec.

    On sait qu’il avait raison de se méfier puisque, de l’idole introduite dans les murs, de ce cheval de Troie, surgiront, la nuit venue, des guerriers qui ouvriront les portes de la ville aux troupes grecques, entraînant la chute et la ruine d’Ilion.

    Il a raison, Laocoon, de se méfier des prétendus cadeaux de l’ennemi. Mais on ne peut pas, d’un autre côté, toujours juger les actes, les choses, les cadeaux, les paroles, à l’aune de qui les fait, les porte, les prononce. On ne peut pas toujours superposer à la réalité objective du monde la connaissance que nous croyons avoir des intentions ou des pensées des autres. Nous ne pouvons pas toujours projeter sur le monde objectif le monde subjectif que nous portons en nous et qui peut déformer notre perception, nous empêchant de voir ce qu’il en est vraiment.

    Ainsi, l’autre jour, dans une discussion au bureau, Z. qui réagit violemment à un propos, maladroit, que j’ai tenu, y décelant une allusion, une critique, un sens, que je n’avais pas du tout en tête. En fait, elle n’a pas écouté ce que je disais vraiment ; elle a seulement entendu ce que, me connaissant ou croyant me connaître, elle a imaginé que je pourrais dire. Et non contente de m’avoir mal compris, elle renchérit, ajoutant quelque chose qui n’a plus aucun rapport avec notre conversation et qui est probablement une simple projection de ses propres pensées, de ses propres angoisses, qu’elle me colle sur le dos pour s’en débarrasser comme on le fait d’un mistigri.

    J’ai déjà connu ça avec K., ce sentiment d’être pris pour un autre ; et plus précisément d’être pris pour l’écran de projection, le bouc émissaire de sa propre mauvaise conscience. Et évidemment, il doit m’arriver, à moi aussi, d’agir de même, et comme Laocoon, d’interpréter le spectacle du monde au travers de mes propres connaissances, de mes propres craintes, de mes propres angoisses ou de mes propres espoirs, ne portant qu’une très faible attention à ce qu’il est vraiment.

    Tout cela est très banal, très courant, très humain, et résulte probablement d’une nécessité atavique de prendre des décisions rapides : en première instance et avant toute analyse, on fait confiance à notre expérience, à ce que l’on sait de nos interlocuteurs, à ce que nous pressentons de leurs motivations ; et notre seul repère étant nous-mêmes, c’est notre façon de voir et d’agir que nous plaquons sur eux.

    Nous agissons tous comme Laocoon et, comme son exemple le montre, nous avons en partie raison. Mais ce réflexe de survie, qui nous porte à craindre ce que font nos ennemis, à aimer ce que font nos amis et à projeter notre pensée sur le monde, nous interdit aussi d’en percevoir la réalité vraie, recouverte qu’elle est d’une couche épaisse de préjugés.

    Et comme toujours, la difficulté et l’objectif est de tenir les deux bouts, de ne se laisser aveugler ni par ses préjugés ni par l’évidence d’une réalité totalement abstraite du substrat que nous lui connaissons. De naviguer, l’esprit alerte, entre Charybde et Scylla, pour revenir à Ulysse.

  • Le grand enfermement

    mars 28th, 2022

    L’agression russe en Ukraine, la famine un peu partout, la guerre civile au Yemen, la pauvreté, la maladie, les espèces qu’on détruit, les espaces qu’on salit, le grand épuisement du monde, le grand gâchis des choses et des êtres, et là, cerise sur le gâteau comme s’il en était besoin, cette interdiction faite aux femmes comme l’annonce à Marie, d’étudier, de diriger, de voyager, ce grand enfermement des femmes afghanes dans leur burqua, son chez lui, leur ignorance.

    C’est le ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice (que le gouvernement taliban a substitué au ministère des Affaires féminines) qui a finalement décidé de ne pas rouvrir les collèges et les lycées aux filles et d’interdire l’avion aux femmes que n’accompagne pas un homme de la famille.

    Promotion de la vertu et répression du vice… Promotion de l’homme et répression de la femme, plutôt ! Quelle tristesse que cette misogynie ; pour les femmes qui la subissent, pour les hommes qui la conçoivent : « On ne s’ennuie jamais avec les humains », doivent penser Dieu, le diable et les petits hommes verts. « Avec eux, le pire est toujours sûr. Laissez les seuls cinq minutes et ils vous inventeront des catastrophes que vous n’auriez jamais imaginées. ».

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