Le ravi

Il y a Marie, qui sait comme toutes les mères que cet enfant la quittera un jour, et en ressent de la mélancolie ; Joseph, qui se tait comme à son habitude, mais qui, aussi confiant soit-il, est certainement troublé par la prétendue virginité de son épouse ; Jésus qui probablement dort, épuisé par sa venue au monde ; et puis il y a le ravi, qui est tout à son bonheur, tout à la joie d’être là.

De tous les personnages humains de la crèche (je ne sais rien de l’âne et du bœuf), à l’exception peut-être du nouveau né, le ravi est le seul qui soit parfaitement heureux. Tous les autres ont des doutes, des tristesses, des devoirs, des scrupules, des ambitions  peut-être. Lui n’a que sa joie : sa joie d’être là.

À quoi le ravi a-t-il été ravi pour afficher ce grand sourire ? À lui-même, ou au monde, ou peut-être aux deux, à moins que tout cela ne soit la même chose : le ravi est à la fois hors de lui et hors tout, oublieux de ses soucis et des malheurs du monde. Il plane, ou peut-être au contraire adhère-t-il totalement au monde, à cet instant qu’il vit sans nulle autre considération.

C’est à sa conscience, je pense, qu’il a été ravi, comme Lola Valérie Stein à son fiancé au bal de T. Beach. Et dans cette perte, grâce à elle, il a acquis la faculté d’éprouver une joie pure, un rapport immédiat aux choses, comme le prince Mychkine de l’Idiot.

Il y a toujours une apparence d’imbécillité, une part d’absence et d’aveuglement, dans le bonheur. Comment être heureux dans le malheur du monde, quand on sait les pleurs charriés par les fleuves et qu’on entend dans l’air les gémissements de tous ceux qui souffrent ? Comment être heureux sans oublier ?

Il y a, dans tout ravissement, dans toute acceptation profonde de la beauté, de l’amour, du simple bonheur de vivre, une part d’oubli du monde et de soi-même, de démission de la raison qui s’incline, qui accepte de s’incliner et de se taire devant l’émerveillement.

Et c’est précisément du fond de cet abandon, du fond de cette nuit obscure, du fond de cette petite mort, que surgit la force de la joie. La force immense de la joie sans laquelle rien ne peut se faire, sans laquelle en particulier les malheurs du monde ne sauraient être combattus.

Ah ! La vibration des choses essentielles !


En musique, l’Ave Maria, d’Achinoam Nini (Noa), dans sa version de 1994.

Aldor Écrit par :

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