Depuis plus de cinquante ans, Nénette vit à Paris, derrière une baie vitrée de la Ménagerie du Jardin des Plantes où elle est arrivée en 1972.
Ses trois premières années mises à part, Nénette aura toujours vécu ici, dans cette grande cage, agrandie et améliorée avec le temps, d’où s’entendent, lancinants, le trafic du Quai Saint-Bernard et les trains de la gare d’Austerlitz.
Ce doit être bizarre, quand on est née à Bornéo, de vivre et de n’avoir jamais vécu que dans cet enclos transparent au cœur de la ville, loin des bruits, des cris, des lumières de la jungle ; de n’avoir jamais connu la fraîcheur de la pluie et la caresse du soleil, la senteur poivrée du pétrichor, la crainte et le bonheur mêlés d’être un parmi les autres êtres de la grande île natale. Avoir toujours vécu sous le regard des hommes, des femmes et des enfants qui passent de l’autre côté de cette paroi transparente, et de ceux qu’on entend marcher, qu’on aperçoit parfois derrière les grillages d’où tombe, à des moments réglés, la nourriture.
Je me souviens qu’étant enfant, ma mère et moi allions souvent au Parc zoologique de Marseille rendre visite à un fennec qui ressemblait au renard du Petit prince. À force de gratter les barreaux de sa cage, ses griffes et ses pattes étaient devenues des plaies, toujours ouvertes, toujours sanguinolentes ; et il jetait sur tout un regard affolé.
Il y a un peu de ce regard, de cette folie, dans les yeux des deux panthères des neiges, élégantes et magnifiques, qui, non loin de Nénette, tournent en rond, en rond toujours et inlassablement. Mais nulle frayeur dans le regard de Nénette, nulle panique, même pas d’incompréhension : seulement de la tristesse et du désabusement envers cette vie absurde, vidée des plaisirs de la vie, qui lui est imposée.
Nénette, comme les autres orangs-outans de la ménagerie, comme les deux panthères des neiges, comme tant d’autres qui sont là, est ici dans le cadre de programmes visant à sauver des espèces en voie de disparition. Sans zoos pour mettre à l’abri quelques individus, peut-être n’y aurait-il plus d’orangs-outans, comme il n’y a déjà plus de dodos, de dauphins de Chine, de grands pingouins ou de dizaines d’autres animaux récemment éteints. C’est pour le salut de son espèce que Nenette vit cette vie de cauchemar.
Je suis sûr que, derrière ses yeux tristes, elle perçoit le malaise des humains qui viennent la voir, même quand ils le cachent sous un rire ou une raillerie. Elle sent l’émotion animale qui les étreint, le désir qu’ils éprouvent de croiser son regard, de capter son attention, de nouer avec elle un échange de vivant à vivant ; elle décèle leur honte de la voir en cage, obligée de se cacher sous des couvertures pour se préserver des regards voyeurs, condamnée au huis clos infernal du zoo pour la protéger d’autres hommes qui, dans sa forêt natale, pillent, salissent et détruisent le monde. Et peut-être lit-elle, dans tous ces yeux cherchant ses yeux, une demande de pardon.
Une demande de pardon pour elle et pour tous les êtres sensibles, humains y compris, qui sont traités comme des choses et dont la vie, chaque jour, est broyée ou vidée des plaisirs de la vie.
En illustration sonore, Knee Play One, tiré de l’album Einstein on the beach, de Philip Glass.
Merci beaucoup pour cette ballade (j’assume les deux « l » !).
Sujets, textes, sons, images… Quelles émotions !
Oui ! Je souhaiterais poursuivre ces découvertes commencées commencées il y a quelques heures !
Oui, pardon pour elle, pour eux, pour tous les malheurs et les injustices que nous n’avons pas voulus et qu’il faut pourtant assumer. Cent fois par jour, il faut demander pardon, et contrairement à tous ces gens pleins d’auto-satisfaction (sur les podiums ou devant des micros) je ne remercierai jamais mon père et ma mère de m’avoir donner la vie.