Il y a, dans l’ébrasement du trumeau de la Sainte-Chapelle, une représentation de Dieu chassant Adam et Ève du Paradis.
On y voit Adam, qui tient sa feuille de vigne d’une main, désigner de son autre main Ève, visiblement pour rejeter sur elle l’entièreté de la faute et de la catastrophe.
Mais le geste est si lâche, et cette lâcheté si infantile qu’on se demande ce sur quoi l’artiste a vraiment voulu attirer l’attention : est-ce sur la responsabilité de la femme dans la Chute, sur la lâcheté de l’homme qui se défausse sur elle ? Ou est-ce plus radicalement sur la puérilité de cette humanité incapable d’assumer ses fautes ?
Il y a, dans 2001 : l’odyssée de l’espace, une scène célèbre et troublante dans laquelle HAL, l’ordinateur de bord du vaisseau spatial ayant été pris d’une sorte de folie, il est partiellement désactivé – privé de certains de ses modules de mémoire – par David Bowman, seul astronaute survivant du vaisseau. Et au fur et à mesure que ses modules de mémoire sont ôtés, HAL est comme étreint par la panique et l’angoisse : « j’ai peur », « ma mémoire s’en va, je peux le sentir. ».
C’est un peu de cela que je ressens.
Pour des raisons que je ne comprends pas, une sorte de folie aussi, peut-être, K. a fait disparaître certaines de nos apparitions conjointes sur les réseaux sociaux. Et c’est comme si un pan de ma vie avait disparu, n’avait jamais existé. Certains dialogues que nous avions eus, et qui étaient difficiles car notre amour est un combat, deviennent des monologues incompréhensibles où des questions restent sans réponse et où des réponses surgissent sans que jamais la question qui leur a donné naissance n’apparaisse.
Ces dialogues détricotés sont étranges. Ils redessinent une vie dont l’autre, dont l’altérité a disparu, où il n’y a plus que soi qui parle, comme si telle était la seule forme acceptée de discussion : moi et moi (ou plutôt : elle et elle).
« Ils prennent leur café à 3 euros en terrasse ! », disait à l’instant la jeune fille en colère. Et cette colère, dont je ne sais d’où elle venait ni ce qu’elle recouvrait, avait trouvé cette histoire absurde de café comme le nacre de l’huître, parfois, trouve le grain de sable, et de ce point de fixation quelconque, fait une perle étincelante.
Mais cette perle là, qui grossissait de s’entendre soi-même, était sombre et sillonnée d’éclairs. Faite de frustration et de ressentiment, elle faisait peine à voir et était effrayante.
J’ai, dans mes promenades, trouvé de l’or : un bracelet brisé en plusieurs morceaux qui étaient dispersés dans le goudron du bas-côté d’une route bourguignonne.
Cassé, cabossé, abîmé mais fait cependant d’un métal inaltéré, aussi pur et éclatant qu’au décès de l’étoile dont il naquit un jour ancien.
Mon précieux.
J’aime à le regarder, le toucher, le soupeser, lui qui, dans le jaillissement du temps, le flux ininterrompu des choses, mon propre vieillissement, demeure inchangé, étoile fixe sur la voûte céleste.
Petit soleil né d’un soleil que je tiens dans ma paume et dont l’éclat, le toucher, la tendresse aussi, me rassurent.
Car bien qu’inaltérable, mon Précieux a ses cicatrices, qu’il porte haut, comme à leurs flancs ces mammifères marins échappés des abysses.
Pesant, légèrement mais pesant malgré tout, pesant son poids. (Pourquoi, disant cela, est-ce l’idée d’un sein qui me vient ?)
Quelque chose de stable et d’assis, de grave comme la voix grave du médecin de famille que j’entendais lorsque j’étais enfant et que la fièvre me prenait : cette rassurance du baryton.
De mon Précieux, j’aime aussi la forme de chaîne. De chaîne d’ancre marine qui maintient le bateau quand la tempête arrive et que seule la chaîne résiste aux éléments qui se déchaînent.
Une chaîne brisée, cependant. Forte et pourtant brisée comme inaltérable et pourtant meurtrie : faite de contradictions.
Comme un anneau d’alliance marquant un abandon volontaire de liberté. Une naissance de la liberté dans l’action même de l’abdiquer.
Car avant, elle n’avait pas grand sens, pas de réel contenu. Est-il libre celui qui n’est pas prêt à sacrifier sa liberté ?
La soif altère tout : la force, l’énergie, le bonheur, le courage. Et ce qu’elle n’altère pas, elle le pourrit et le gangrène : de peur de ne plus avoir d’eau, on économise celle qu’on a encore, renonçant par anticipation et prudence au plaisir simple d’étancher sa soif, dans l’obsession castratrice de la goutte dernière. De proche en proche, tout se réduit à cette appréhension et on craint de plus pouvoir être que cela : une immobilité minérale et ombragée attendant la fraîcheur de la nuit.
Ce n’est pas boire qui désaltère mais boire d’abondance. Boire en sachant qu’on pourra reboire, que la source n’est pas tarie à qui pendent nos lèvres, que le temps a pris fin de la sobriété imposée. Ce n’est pas boire qui désaltère mais savoir qu’il y a plus d’eau qu’il n’en faut.
Il ne nous suffit pas d’avoir à suffisance. Il nous faut un peu plus pour ne pas être asservis par la peur du manque.
La liberté commence avec le plus que nécessaire.
Grâce soit rendue à la commune de Montillot qui, aux Hérodats, a placé sur le chemin un robinet d’eau potable.
« Il a une couille malade, genre ? », S’exclamait, devant ses amies, Medusées et amusées, Une jeune fille que je croisai hier Qui se promenait sur les quais.
J’adore et fais grand usage de la polysémie de ce genre qui peut à peu près tout signifier, du Peuchère au Putain en passant par le Trente-et-un trente-deux dont je ne sais toujours pas, après toutes ces années, si ce fut une vraie expression marseillaise ou seulement une galéjade inventée par Pierre-André. Je me souviens que la formule devait s’accompagner d’un mouvement de rotation du poignet droit, pouce et auriculaire sortis mais semblable (cela mis à part) au geste qu’on accomplit en changeant de vitesse sur une 4L ou une 2 CV (je veux dire : une de ces vieilles voitures sur lesquelles le levier de vitesse était sur le tableau de bord)
Dans la douceur printanière et l’ombre des arbres en fleurs, ce genre, hier, sonnait simplement comme un éclat de rire, un Trente-et-un trente-deux lancé sur la Corniche en regardant des nageurs plonger par un beau soir d’été.
Preuve, s’il en était besoin, que c’est rarement dans les mots que se trouve leur sens, ou de manière infinitésimale.
Ce pourquoi, quand on correspond par écrit, il faut, comme le disait Patrice, être infiniment précautionneux (ou utiliser les émoticônes).
Car avec les mots (les seuls mots), on ne comprend rien.
Quant à la photo, c’était du côté d’Endoume, près du vallon des Auffes, un soir du mois d’août.
La vérité est-elle un bloc ? Je ne le sais pas, en fait. Je n’en suis pas sûr.
Mais elle n’est pas du chamallow, de la mousse, du gruyère, avec des trous de mensonge dedans.
Il peut y avoir des pans d’ombre, des espaces dont on ne sait que dire, des au-delà de la conscience, des avant le Big bang, des choses que nous ne savons pas.
Il peut y avoir des erreurs, reconnues ou regrettées – reconnues c’est déjà cela – délimitant l’absence de vérité mais qui ont été désignées et explicitement dites, évitant que le mensonge ne s’y installe, n’y prospère clandestinement.
Car quand le déni apparaît, qui couvre l’erreur sans rien dire, tout petit d’abord, tout discret, juste fait pour se donner du temps, pour se construire un espace de liberté où respirer, innocent peut-être dans son intention première,
Quand le déni apparaît, qui clame ou laisse entendre : « Je n’ai rien à me reprocher », tout est déjà sali, à jamais abîmé.
Et tous nos beaux combats, et nos belles promesses,
Et nos belles actions, et tous nos édifices,
Et nos engagements, et notre honnêteté,
Et puis, de proche en proche, notre moralité
Sont progressivement mises en doute et sapées.
Il aurait pourtant suffi de dire : « Je me suis trompé. »
Éclairer l’inconnu, combler notre faim de savoir mais conserver cependant, au coeur de cette connaissance, un puits d’ombre, un lieu de mystère qui soit une porte gardée ouverte vers l’inaccédé.
Cet inaccédé dont l’existence seule peut, sans le combler, maintenir notre désir, notre humanité.