Le malheur de Don Juan

Une feuille, à Fontainebleau, le 21 janvier 2023

Don Juan est cet homme qui, étourdi par le jaillissement continu de beauté dans le monde, cherche désespérément à en capter la substance, et se débat, enivré et impuissant à tout saisir, comme un ours au milieu d’une rivière poissonneuse.

J’aime bien en lui l’homme qui, parmi les indifférents et les blasés, parmi tous ceux qui paraissent ne rien voir, a conscience des merveilles du monde, du diamant qui brille en chaque chose, en chaque être, en chaque femme – puisque là est pour lui l’essentiel, l’aleph borgien concentrant tout. Il sait que le monde est beau, que lui-même est fugace, sent l’or qui coule entre ses doigts tandis que le temps passe et il essaie – chose impossible ! – d’en retenir un peu.

Il est comme ceux d’entre nous qui, par tous les moyens : l’art, l’attention extrême, la méditation, tentons de dérober à la fuite effrénée des instants toutes les beautés, tous les détails qui s’y révèlent.

Le malheur de Don Juan n’est pas dans cette faim du monde mais dans l’avidité qui l’accompagne. Il veut tout savoir, tout connaître, tout attraper, tout essayer, tout goûter, confondant le plaisir avec la connaissance et la connaissance avec l’exhaustivité. Il n’a pas la sagesse de Van Gogh qui sait qu’il suffit d’une chaise ou d’une paire de chaussures observées avec suffisamment d’attention, suffisamment d’amour, pour connaître la substance profonde, l’essence d’une paire de chaussures ou d’une chaise.

Cela, encore, est très humain, très atavique. Chacun à notre manière, chacun avec nos moyens, nous avons ces envies d’explorateur : escalader la montagne, parcourir tous les chemins bleus de la forêt de Fontainebleau, découvrir ce qui se cache au fond de l’horizon. Mais Don Juan y ajoute la manie de la collection : non pas seulement connaître et découvrir mais accumuler, et plus par vanité que par curiosité. Avoir un palmarès et y accrocher des trophées ; multiplier les conquêtes pour posséder plus que tout autre.

Le malheur de Don Juan est de ne pas avoir assez d’amour pour savoir aimer une seule femme. Et plus il conquiert, moins grand est l’amour qu’il accorde ; plus prégnante la tentation de fuir.

Dans le monde jetable et consommable que nous avons construit, ce monde où la beauté des feuilles est éclipsée par les réclames, nous sommes, toutes et tous, des Don Juan au petit pied, qui cherchons toujours ce que nous possédons déjà.

Aldor Écrit par :

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