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Lignes

  • Le monde, l’esprit et le Mikado

    juin 15th, 2022

    Le monde est-il ainsi fait ou ne s’agit-il que de notre esprit ? Toujours est-il que nous avons du mal (que j’ai du mal à tout le moins) à considérer le monde comme véritablement multidimensionnel – je veux dire rempli de grandeurs et de phénomènes totalement indépendants les uns des autres.

    Il nous est facile de penser simultanément quelques dimensions indépendantes les unes des autres : hauteur, longueur, épaisseur, couleur, dureté, valeur, poids, âge, douceur, température. Mais pas un très grand nombre : au-delà d’une dizaine, d’une douzaine peut-être, notre tendance naturelle, probablement inscrite dans notre cerveau, est de regrouper les attributs comme on regroupe les bâtons du Mikado avant de commencer à jouer. Nous regroupons le fin et le léger, le rare et le précieux, l’abondant et l’inintéressant, le bon et le beau, le haut et l’éthéré, le gros et le grossier, le vieux et le sage, etc. Nous ne pouvons pas concevoir qu’une même réalité, un même phénomène, une même substance, un même être, ait simultanément des attributs très nombreux et totalement indépendants les uns des autres.

    Cette limitation de nos capacités conceptuelles nous fait probablement percevoir le monde comme plus simple, plus cohérent, plus harmonieux qu’il ne l’est en réalité, car nous considérons comme allant de pair, liés les uns aux autres ou au contraire incompatibles des attributs qui, en fait, sont probablement totalement autonomes et sans lien les uns avec les autres : la beauté et le bien, la bienveillance et la gentillesse, l’amour des animaux et celui des êtres humains, la vanité et l’orgueil, la joie et la superficialité, etc.

    Nous voudrions que les qualités et les défauts naviguent ensemble, qu’on puisse tabler sur une certaine cohérence, une certaine transparence, une certaine prévisibilité du monde. Et quand nous nous rendons compte qu’il n’en est rien, qu’on peut à la fois aimer son chien et envoyer à la mort des millions de personnes, être humble et vaniteux, méchant et beau, un écrivain génial et un salaud fini ; quand on se rend compte que la guerre peut être jolie comme peut être belle la canicule, et jouissive la tristesse, quelque chose en nous reste stupéfait et malheureux, proteste, exigeant des choses qu’elles se rangent dans les cases simples et bien ordonnées de notre esprit.

    Mais non : rien ne se fait comme ça devrait se faire.

    Car le monde n’est pas un jeu de Mikado dont nous pourrions rassembler les bâtons dans notre main ; il est une chose épaisse, visqueuse, imprévisible, passionnante.

  • Réserves

    juin 9th, 2022

    Ça ne devrait pas être nécessaire ; qu’il est triste de devoir en arriver là ! Mais c’est ainsi : il faut, pour tenter de limiter les dégâts que nous causons, pour laisser une chance au monde et aux êtres, nous y compris, de n’être pas entièrement détruits, salis ou irrémédiablement perturbés par notre avidité, mettre des espaces à l’abri de notre voracité, de notre propension à mettre la main sur tout. Il faut instaurer des réserves, des parcs naturels, délimiter des espaces et des zones volontairement soustraites à notre cupidité.

    Quelle insulte à notre intelligence, à notre raison, à toutes les qualités et vertus que nous portons en nous, de nous retrouver dans cette situation où, comme Ulysse ou bien plutôt comme le Docteur Jekyll, nous devons nous entraver pour éviter de commettre le pire : un ivrogne incapable de se contrôler et qui doit s’enchaîner pour ne pas semer la catastrophe dans ses périodes d’ivresse.

    Nous devrions le sentir qu’un moment vient où nous allons trop loin, où, à force d’exploiter, de gratter, de piller ; de répandre partout goudron, fumées, plastique ; de chercher des nodules, du sable et de l’eau fraîche, nous épuisons la poule aux oeufs d’or. Mais c’est plus fort que nous : nous ne pouvons nous empêcher de grapiller ce qui peut l’être encore, de tendre la main.

    C’est pourquoi il faut, contre nous-mêmes, contre ces arguments que nous savons si bien construire, contre ces justifications que nous savons si bien présenter, revenir aux choses simples : aussi éminente soit notre place dans la création, nous ne sommes pas tout, la nature n’est pas nôtre, elle n’est pas notre bien. Et puisque nous ne pouvons nous empêcher de piller et ravager ce qui est entre nos mains, laissons hors de notre portée ces territoires, ces aires marines, qui sont encore loin de nous. Interdisons-nous d’y toucher et de céder aux sirènes intéressées qui voudraient nous y inciter.

    Il faut, indéfiniment, revenir à Morel, ce personnage des Racines du ciel, de Romain Gary, qui lutte pour sauver les éléphants, ces animaux anachroniques et inutiles, parce qu’il faut « laisser de la marge« , laisser une place à autre chose qu’à l’avidité destructrice des êtres humains.

    “Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”


    L’inspiration de ce post est le papier de Claire Nouvian sur les zones de protection forte qui m’avait été signalé par Hélène Peskine.


    On pourra lire a ce propos :

    • La tribune de Claire Nouvian dans Le Monde ;
    • Le décret n° 2022-527 du 12 avril 2022 pris en application de l’article L. 110-4 du code de l’environnement et définissant la notion de protection forte et les modalités de la mise en œuvre de cette protection forte.

  • L’été grec

    mai 27th, 2022
    Dans le désert de Tabernas, en Andalousie

    Quand vient l’été, vient le désir des choses grecques : désir de lumière, de blancheur, de simplicité ; de netteté, de rigueur, de contraste. Désir de Méditerranée, de Camus, d’oliviers secs et de chemins pierreux. Désir de soif et d’absolu, de violence aussi peut-être : Ulysse, la force, Dune, Œdipe, Antigone, le destin et les dieux.

    L’été éveille en nous ce désir d’été grec chanté par Lacarrière, cet idéal de frugalité heureuse qu’incarne le personnage d’Alexis Zorba ; cette faim d’éblouissement et de transfiguration que décrit Henry Miller dans Le colosse de Maroussi : renaître ; renaître à soi dans l’affrontement aux choses pures.

    Quand vient l’été, tout paraît si simple : l’homme compliqué, bardé et alourdi d’appareillages, de machines, de téléphones, de voitures, de besoins, redevient cette créature légère ayant des désirs essentiels : se promener dans un jardin, s’étendre au soleil, lire un livre, manger, jouer, rire, aimer, causer. Et tout le reste, qui lui est si indispensable en temps normal, disparaît sans douleur ni regret, s’évanouit dans un soulagement.

    Nous rêvons tous, avons tous la nostalgie de cet été grec-là, de ce retour à notre propre source, à notre mythologie primordiale, de cette confrontation épurée à nous-mêmes et aux choses importantes, graves et joyeuses qu’offrent l’amour, la tragédie, et la plongée dans le soleil, dans l’immensité blanche et bleue qui palpite.

    C’est ce qu’il nous faut retrouver collectivement : ce désir, cette soif inextinguible de simplicité, de frugalité, de sobriété, cette esthétique de l’été grec : la blancheur de la chaux, la profondeur de l’ombre, le goût de l’olive et du pain, la puissance de la vie, et cet abandon joyeux des oripeaux qui, sous prétexte de nous libérer, nous enchaînent, nous entravent, nous aveuglent ; et nous conduisent à la catastrophe.

    Plus que jamais, il nous faut réapprendre la Grèce et rejoindre son invincible été.

  • Heureux les riches en esprit

    mai 23rd, 2022
    Sur le GR 654, à proximité des Billanges
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Qui, grâce à leurs longues études,
    À leur science patiemment acquise,
    Savent que sans œufs cassés il n'est pas d'omelette.
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Qui, grâce à leur lucidité,
    Leur intelligence sans faiblesse,
    Savent prioriser
    Quand il s'agit du bien commun.
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Qui, dépassant les apparences,
    Savent que l'artifice n'est pas ce qu'on en dit :
    De l'acier, du ciment, du béton, du bitume,
    Mais un abri, un plus pour les fleurs et les bêtes :
    Un refuge à mollusques, une ombre pour les troupeaux,
    Quelque chose de mieux, une nature plus belle.
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Qui, Foin des ignorants et des âmes sensibles !
    Acceptent, pour avancer, de tailler dans le vif :
    Abattre des forêts,
    Déloger de chez elles des espèces menacées,
    Planter des champs de plantes à carburant,
    Couvrir les lacs de grands panneaux flottants.
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Qui, dans leur bienveillance,
    Militent pour qu'il soit dérogé
    A ces réglementations tatillonnes
    Qui protègent la faune et la flore
    Mais freinent le progrès des énergies nouvelles.


    Heureux les riches en esprit
    (et en autre chose peut-être),
    Qui sont prêts,
    Pour sauver le climat,
    À sacrifier la biodiversité.
    Heureux les riches en esprit 
    (et en autre chose peut-être),
    Un jour viendra peut-être où,
    Grâce à leur effort,
    Sur une planète privée de vie,
    Le climat sera rétabli.

  • Reconnaissances

    mai 18th, 2022
    Katia au soleil couchant

    On appelle ça reconnaissance mais la première est souvent plutôt une découverte ; la deuxième un aveu, fait à soi-même puis aux autres ; et la troisième une expression de gratitude. Mais les trois sont liées et rebouclent l’une sur l’autre.

    On reconnaît parfois ce qu’on connaissait déjà mais très souvent aussi, le plus souvent peut-être, ce qu’on ne connaissait pas, ou de façon seulement livresque, théorique, intellectuelle. Et on perçoit soudain, la voyant ou y songeant ; on comprend comme dans une illumination, que cela est cela, que c’est cela, justement, qui s’appelle ainsi. La chose, nous la connaissions, c’est son nom que nous ne connaissions pas, ou plutôt la correspondance entre la chose et le nom : « Ah ! C’est de la luzerne ! » me suis-je murmuré l’autre jour, tandis que je voyais de longues plantes onduler dans un champ. « Ah ! Je l’aime », réalisent souvent les héroïnes et héros de romans, mais aussi les hommes et les femmes quand ils se rendent compte que ce qu’ils ressentent a un nom dans les langues des hommes, que leur trouble est justement ce qui s’appelle ainsi.

    Mais cette première reconnaissance là appelle déjà la deuxième : il faut, pour accepter de mettre son nom sur une chose qui nous bouleverse, reconnaître qu’elle est là, que nous sommes bouleversés, que nous sommes cette barque bousculée par la tempête. Et notre croyance en la pensée magique nous incite à ne pas prononcer le nom, à laisser cette chose innommée, dans l’espoir qu’innommée, elle finisse par disparaître, par se dissoudre dans l’inachevé. C’est ainsi que certains malades refusent de mettre un nom sur leur maladie, et que d’autres, terrorisées par on-ne-sait-quoi, refusent de dire « Je t’aime ». Il faut, pour reconnaître, d’abord reconnaître en son for intérieur, faire à soi-même cet aveu d’humilité, et mieux encore le faire aux autres parce que c’est effectivement en déclarant publiquement les choses, en les nommant, dans le coming-out du baptême, qu’on les sauve des limbes pour leur donner vie, pour leur donner chance de vivre.

    Et il y a dans cette reconnaissance, intime d’abord puis publique, un accueil, une acceptation simple et joyeuse de ce qui arrive, une gratitude qui donne son troisième sens au mot reconnaissance. En acceptant d’être emporté, de lâcher prise, en accueillant ce qui advient au lieu d’y résister, je puis reconnaître enfin ce que mon orgueil et ma volonté de puissance m’empêchaient de distinguer.

    C’est ma reconnaissance qui permet la reconnaissance, fermant la boucle des mots.

  • Le fardeau des seins

    mai 12th, 2022

    Au début du deuxième tome du Deuxième sexe, livre éblouissant d’intelligence, de culture, de préjugés et de fantasmes, Simone de Beauvoir parle du « fardeau » des seins. Évoquant les modifications du corps à l’adolescence, elle écrit : « insolites et gênants, les seins sont un fardeau ; dans les exercices violents ils rappellent leur présence,  ils frémissent, ils font mal« . Et un peu plus loin dans la même page, elle réutilise le mot fardeau pour écrire : « à travers cette chair dolente et passive, l’univers  tout entier est un fardeau trop lourd« .

    Le propos de l’autrice est ici de montrer la divergence qui se produirait à la puberté entre les garçons, qui, devenant forts, seraient naturellement amenés à se battre entre eux et avec le monde ; et les filles qui, engoncées dans leur corps fragile et malcommode, seraient mises sur la touche et obligées à une sorte d’abnégation passive.

    On ne fera pas à Simone de Beauvoir, qui sait s’affranchir de beaucoup de préjugés, le mauvais procès d’en garder quelques-uns. Mais nonobstant même ces préjugés, quelle étrange conception que celle qui voit dans le défi, la conquête et le coup de poing la seule façon authentique, efficace et vraiment libératrice de grandir, les autres comportements étant considérés comme préparant inéluctablement à l’effacement et à la soumission.

    « Dans les exercices violents […] ils font mal« . Peut-être est-ce vrai. Mais pourquoi faire des exercices violents le passage obligé de la maturité, de la maîtrise de soi et du monde ? Pourquoi définir la capacité à se battre comme le critère ultime de supériorité, en oubliant, ce qui est pourtant une évidence, que ce n’est évidemment pas à ses seuls muscles que l’espèce humaine doit d’avoir traversé les millénaires ?

    Sans doute la pensée de Simone de Beauvoir est-elle plus subtile que cela : ce n’est pas la force brute qu’elle met sur un piédestal mais la confiance en leur capacité d’agir sur le monde que la conscience de cette force donnerait aux garçons :

    « Dans l’univers des adultes la force brutale ne joue pas, en périodes normales, un grand rôle ; […] mais il suffit à l’homme d’éprouver dans ses poings sa volonté d’affirmation de soi pour pour qu’il se sente confirmé dans sa souveraineté« .

    Il n’empêche : non seulement cette croyance en la confiance que procurerait la force est largement fantasmée (j’ai été un adolescent et je ne pense pas qu’à cet âge, les garçons se sentent beaucoup plus à l’aise dans leur corps que les filles) mais elle conduit à survaloriser les comportements extravertis voire agressifs et à dévaloriser les comportements d’attente, de recul, d’attention, de réflexion, de tendresse, plus introvertis mais évidemment tout autant nécessaires à l’être et à l’espèce. Et par cette mise en avant, finalement assez traditionnelle et complaisante, des vertus de la force, Beauvoir vient renforcer les stéréotypes pesant sur les femmes et les hommes, stéréotypes que son livre prétend d’ailleurs moins démonter que présenter.

    Pas plus que la fonction utile des corps n’est de faire le coup de poing, le sein n’est un fardeau. Ou plutôt : le fardeau du corps, qui pèse sur les femmes mais aussi sur les hommes, est aussi cette ancre libératrice qui, obligeant les êtres humains à se poser parfois, leur permet de n’être pas soumis aux seules exigences de l’action.

  • Épanchement du bitume et du bruit

    mai 8th, 2022
    Un trottoir à Panazol, faubourg de Limoges

    Qui arrive aujourd’hui à pied dans les grandes villes ? Qui se rend compte vraiment du débordement de bitume, de laideur, de bruit qui suinte de la ville, dégoulinant des axes de communication et envahissant tout comme une salissure ?

    C’était la campagne, avec l’asphalte enfermé dans les limites étroites du ruban de la route, et puis, à quelques kilomètres de la ville proprement dit, on atteint les faubourgs. Et brusquement alors, le goudron brise la digue où il était contenu et se répand partout, chassant l’herbe, les fleurs, la terre, pour laisser place à cette surface grisâtre, laide, uniforme, chaude, le plus souvent couverte de gravillons, de bouts de métal, de verre, de papier, de masques, de débris, quelque chose comme une poubelle qui déborderait ou dont le contenu se serait éparpillé.

    Ce débordement, les voyageurs en voiture ou en train ne le voient pas ; seuls le perçoivent, crissant sous leurs pas, les randonneurs, pèlerins et habitants de ces lieux de passage.

    Les centres-villes sont beaux, abritant de superbes demeures, d’élégantes avenues, des monuments et des parcs harmonieux. Ils forment un espace totalement et fièrement humanisé. La nature est sublime, qu’elle soit sauvage, entretenue ou patinée par des siècles ou des millénaires de travail des femmes et des hommes. C’est la ligne de contact des deux mondes qui bouillonne, qui glapit, qui s’épanche d’une fièvre brûlante.

    Le bitume est le signe de cette fièvre. Il est comme une lave née du frottement des plaques tectoniques, comme un magma recouvrant tout, artificialisant tout, occupant tous les interstices et stérilisant tout pour que rien ne repousse, que le terrain soit définitivement conquis aux êtres humains, définitivement interdit à ce qui n’est pas domestique.

    Et avec le bitume, le bruit, incessant, des voitures et camions qui passent : bruit des moteurs et bruit du frottement ; le parfum acre du caoutchouc arraché aux pneus par la route ; la senteur empoisonnée des hydrocarbures arrachés au bitume par la lumière.

    Ici encore, la grande rupture est celle du pétrole : c’est avec le développement des véhicules à moteur que les techniques ancestrales de construction des routes, qui n’avaient guère changé entre les Romains et John Loudon Mac Adam, ont été abandonnées ; que la pierre a laissé place aux dérivés gluants du charbon et du pétrole ; et qu’on a commencé à répandre cet enduit au-delà de la chaussée, parce que c’était pratique.

    La frontière de la route à Trélissac, faubourg de Périgueux

    Il y a dans cette stérilisation progressive de la nature par le bitume visqueux de nos routes, de nos trottoirs, de nos parkings, de nos voies de garage, de toutes ces implantations industrielles et commerciales qui définissent les faubourgs, quelque chose du chien marquant son territoire par son urine, une sorte de terre brûlée.

    Une terre à rendre à la terre.

  • « Ça m’a gonflée… »

    mai 7th, 2022

    « Ça m’a gonflée« , s’exclamait l’autre jour au téléphone, très irritée, une jeune fille que je croisais dans la rue.

    « Gonflée« , disait-elle, et elle soupirait, exhalant toute sa colère dans son souffle.

    Bien qu’on me l’ait dit et répété de nombreuses fois, j’ai redécouvert à ce moment l’extraordinaire pneumatisme des humeurs et admiré la capacité de la langue française à faire ressortir l’importance psychologique de la respiration, le lien étroit entre le souffle et notre présence au monde.

    Inspirer, expirer, mais surtout être gonflé et souffler, avec ce fait contre-intuitif qu’en inspirant on se bloque, et que c’est dans l’expiration, le souffle, le soupir, que viennent la détente, le calme, le repos.

    Inspirer, c’est capter, saisir, emmagasiner l’oxygène nécessaire à la vie ; et nous portons tous en nous cette terreur de l’asphyxie, de ces moments de détresse totale durant lesquels nous pourrions manquer de ce gaz essentiel, vital.

    C’est parce que notre pire crainte est de manquer d’air que le signe le plus indiscutable de la confiance, du calme, du relâchement, est d’accepter de s’en défaire. En soufflant, en vidant ses poumons de cette substance si précieuse, on se dépouille, on se dénude, on se livre à l’avenir.

    Dans le péril, dans la colère, dans l’épreuve, nous nous gorgeons d’air, nous nous gonflons, et ce n’est qu’à leur issue, une fois la difficulté surmontée, que nous nous autorisons à souffler.

    Et cela jusqu’à la fin, jusqu’à ce dernier souffle, cette dernière expiration au terme de laquelle justement, ayant rendu notre dernier souffle, on expire.

  • « Il y a un jeune homme qui te regarde »

    mai 4th, 2022
    Un personnage d’Anne Bothuon photographié dans une vitrine de Périgueux

    A la terrasse ensoleillée d’un hôtel de Périgueux, prenant leur petit-déjeuner, une mère et sa fille d’une vingtaine d’années que je regarde sans les regarder, parce qu’elles sont là, devant moi.

    Puis l’imagination s’en mêle, qui construit un récit sur l’image : en souriant, la mère glisse à sa fille : « il y a un jeune homme qui te regarde ».

    Quelques instants je rêve sur cette phrase imaginée, ce bonheur adolescent qui flotte dans l’air comme une bulle.

    Puis la bulle se brise dans les éclats du miroir où finissent par se poser mes yeux. Aurait-elle vraiment parlé, la mère aurait dit à sa fille : « Attention, il y a ce vieil homme qui te regarde ! ».

    C’est étrange comme on a du mal à se faire à son âge ; comme il suffit de marcher quelques jours dans le printemps pour l’oublier ; comme on ne s’y fait vraiment (et pour un court instant !) que dans l’affrontement par surprise au miroir !

  • Le chemin

    mai 2nd, 2022
    Chemin de Compostelle entre Sorges et Périgueux

    Parce qu’il n’est ni le sentier, ni la route, le chemin est l’idéal retrouvé du paradis perdu : l’équilibre harmonieux entre les hommes, les femmes et le reste de la nature.

    Le sentier est sauvage : la nature y déborde ; la route est totalement artificialisée, recouverte de cette couche de pierres, de gravillons, de goudron qui stérilise le sol ; le chemin est cet heureux accord dans lequel les créatures coopèrent pour pour faire de la voie un jardin tapissé de fleurs.

    La route et le sentier tracent et coupent droit. Ils sont comme ces voies romaines qui deux mille ans plus tard se repèrent à la balafre longiligne laissée sur le territoire ; les chemins cheminent, jouant avec les reliefs et les paysages, contournant les obstacles, navigant entre sommets et marais.

    On ressent, à suivre les chemins, un espoir de réconciliation, une nostalgie du temps d’avant le dresseur de chevaux : peut-être n’avons-nous pas été perdus, peut-être n’avons-nous pas chuté, peut-être n’avons-nous pas été chassés du Jardin d’Eden. Peut-être cette histoire de cassure irrémédiable entre nous autres, êtres humains, et le reste de la création, peut-elle encore se réparer.

    C’est une douce illusion, et qui nous remplit d’aise. Quel bonheur de se sentir chez soi, avec les siens, parmi les brins d’herbe, les pâquerettes et les boutons d’or, et de pouvoir les fouler, sans honte ni colère, sans méchanceté ni peine, parce que nous sommes la même substance, qu’ils ne sont pas des autres mais des autres nous-mêmes, et que nous marchons et allons, piétinant herbes et fleurs, comme piétinent et paissent les ânes, les vaches, les moutons.

    “Le plus grand plaisir que procurent les champs et les bois est la secrète relation qu’ils suggèrent entre l’homme et les végétaux. Je ne suis pas seul et inconnu. Ils me font signe, et moi de même. Le balancement des branches dans la tempête est nouveau pour moi et ancien. Cela me prend par surprise et pourtant ne m’est pas inconnu.” écrivait Ralph Waldo Emerson.

    Peut-être y a-t-il là, dans ce cheminement, comme une porte étroite.

    PS : l’enregistrement viendra plus tard, quand je serai revenu du chemin.

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