Dans le village gaulois du Mont Jouër, sur le GR654
Pour celle de l’existence de Dieu, j’ai encore quelques petites recherches à faire. En revanche, pour la preuve des dégâts que la fatigue physique provoque sur nos capacités intellectuelles, j’ai trouvé : c’est le flux quasi ininterrompu de banalités prétentieuses, de formules creuses et prétendument inspirées, d’aphorismes de café du commerce, qui nous viennent, à la vitesse d’un tir de mitraillette, à la fin d’une journée de marche, sac au dos.
Oh là là ! Toutes ces formules à la mords-moi-le-noeud qu’on débite dans notre tête comme s’il en pleuvait et qu’on était Georges Gurdjieff ou le Dalaï-lama, porteur d’une sagesse issue du fond des âges ; tous ces : « L’important c’est le chemin », « Un pas puis l’autre » ; toutes ces niaiseries qui éclosent comme les fleurs maladives de notre harassement et que, dans notre peine et notre faiblesse, nous prenons pour des vérités profondes.
Heureusement, il suffit le plus souvent d’une bonne nuit de repos pour que, au lendemain, il n’y paraisse plus et que nous puissions revenir à une saine normalite, à l’attrait de la vitesse écrasant tout sur son passage, à l’amour du seul but, au mépris du chemin.
PS : justement parce que je chemine, l’enregistrement viendra plus tard.
J’ai toujours été troublé par l’étrange négociation qu’Abraham mène avec Dieu à propos de Sodome et des justes qui y demeurent ; si cinquante justes résidaient dans cette ville, la détruirais-tu malgré tout ?, demande le prophète. Non, répond Dieu. Et s’ils étaient quarante ? Et trente ? Et vingt ? Et dix ? Étrangement, Abraham s’arrête à ce dernier chiffre ; il ne pousse pas l’intercession jusqu’à son aboutissement, qui aurait été de demander que la ville soit sauvée si un seul juste y résidait, pour éviter qu’il ne soit injustement victime de la colère divine.
Autre chose me trouble plus encore dans ce récit, l’inversion de la mineure et de la majeure : aussi fondée soit-elle, il me semble que l’expression de la colère divine est moins importante que ne l’est la vie d’un innocent ; et que c’est donc pour la mineure : montrer sa colère et sa puissance, que Dieu est prêt à sacrifier la majeure : la vie de justes, ne seraient-ils que quelques-uns.
J’éprouve cette même gêne dans certains débats actuels où l’on paraît être prêt à sacrifier à l’objectif très important qu’est la lutte contre le réchauffement climatique un objectif plus important encore : le maintien de la biodiversité.
Si le réchauffement climatique doit être combattu, ce n’est pas seulement parce qu’il accroît les températures moyennes et fait monter les eaux. Ce n’est pas seulement parce qu’il est gênant pour les humains. C’est parce que la fonte des glaces, l’extension des déserts, l’acidification des océans modifient les milieux de façon si rapide que nulle espèce, même l’humaine, ne peut s’y adapter, et que ce phénomène, venant s’ajouter à la pollution agricole et industrielle, à l’artificialisation des sols et des espaces, au massacre et à la surexploitation de certains animaux, conduit à la destruction et à la disparition d’une grande partie des espèces animales, cette perte de diversité du vivant venant accélérer les changements les plus délétères.
Aussi prodigieux, inventifs et capables d’adaptation soient-ils (et ils le sont !), les êtres humains ne sont rien, ne peuvent rien, sans les autres êtres vivants, végétaux et animaux, qui vivent en eux et autour d’eux. Sans photosynthèse, sans champignons, sans lombrics, sans abeilles, sans bactéries, sans plancton, sans grenouilles, sans vautours, sans l’immense chaîne d’interactions dont nous sommes un des chaînons, nous serions incapables de vivre et subsister.
S’il est donc absolument nécessaire de lutter contre le réchauffement climatique, ça ne devrait être en aucun cas au prix d’une atteinte supplémentaire à la biodiversité qui est déjà largement et irrémédiablement dégradée.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille préciser certaines normes, assouplir certaines réglementations, laisser de la place au discernement dans les décisions de portée locale ; mais dans son principe et de façon générale, considérer que la lutte contre le changement climatique pourrait ou devrait prévaloir sur la biodiversité serait probablement un fourvoiement car on ne peut raisonnablement, à la mineure, sacrifier la majeure.
Mais sans doute y a-t-il, au-delà de cette justification finalement utilitariste, une raison plus profonde et plus fondamentale au respect de la biodiversité. C’est celle qui anime le magnifique personnage de Morel, dans Les racines du ciel, de Romain Gary (et peut-être Abraham dans son dialogue avec Dieu) : il faut laisser de la place à l’altérité ; il faut résister à la tentation de tout instrumentaliser, de traiter le monde comme notre chose :
“Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”
La Voie lactée depuis le fort Sainte-Agathe à Porquerolles
Rien de moins naturel que la sobriété. Elle est effort, elle est tension. Jamais elle ne s’assoupit ou ne se laisse aller. Elle est une retenue attentive et jamais endormie, un de ces serviteurs, de ces vierges sages veillant sans cesse au retour de leur maître dont parlent Luc et Matthieu. On s’est nourri à suffisance, on a eu le nécessaire, rien ne manque vraiment, sauf cette touche supplémentaire, cette cerise sur le gâteau, ce morceau de chocolat qui permet de se détendre vraiment ; ce surplus, cette surabondance inutile (et superflue à l’aune de nos besoins) mais dont la présence nous rassure, nous apaise, nous tranquillise et permet d’atteindre la satiété. En son absence, quelque chose en nous reste suspendu, en alerte, pas vraiment calmé : une angoisse sourde, peut-être un souvenir hérité de lendemains possibles de famine.
La sobriété est raisonneuse, rationnelle, calculée. Elle peut être, elle est très souvent, hiératique, d’une grande élégance, d’une grande pureté, d’une grande classe : lignes épurées, économie de moyens, stupéfiante beauté de ce à quoi rien ne peut être retiré. Elle joue dans la cour des jardins zen, des appartements de revues d’architecture, des cerveaux bien rangés : tout y est nécessaire et à sa place, au contraire des vraies maisons et des vraies têtes dans lesquelles s’empilent et s’entassent les bibelots de la vie. Et nos tiroirs, nos armoires, nos étagères, notre esprit, débordent de cette épaisseur poussiéreuse, nostalgique, bordélique, de souvenirs. C’est épais et encombrant.
La nature n’a rien de sobre : s’est-on déjà promené dans une forêt quand vient le printemps ? A-t-on déjà assisté à l’expression tumultueuse, à la profusion de la nature qui renaît ? Toutes ces jeunes feuilles, toutes ces fleurs, tous ces insectes qui se réveillent ! Toute cette énergie, cette matière, cette vie, cette beauté dépensées à foison ! Quel incroyable débordement !
Fontainebleau au printemps
La nature n’a rien de sobre ou de frugal ; elle est un flux immense et ininterrompu, une source vive de création à jet continu : a-t-on déjà contemplé le ciel nocturne ; a-t-on déjà pensé aux myriades de galaxies, au cataclysme sans fin des étoiles qui se meurent ? A-t-on déjà songé à l’énergie dilapidée à chaque instant par les rayons du soleil éclairant un monde vide ? Dieu et la nature sont plus prodigues encore de leurs richesses que Mamie Ève de ses gâteaux de Hanouka, et ça n’est pas peu dire !
La sobriété n’est pas naturelle ; elle ne nous est pas naturelle. Elle est le résultat d’un effort sur nous-mêmes, d’une contrainte que nous nous imposons pour rester sveltes, alertes, légers, libres de nos attachements, de notre gourmandise, de notre pesanteur, de ce réflexe atavique à toujours vouloir plus de crainte de manquer. La sobriété est une discipline. On peut, et c’est souvent le cas, en être fier et rassuré ; je ne suis pas sûr qu’elle puisse vraiment être heureuse, n’est-ce pas, Katia ?
Ce qui permet à la nature son incroyable gaspillage, c’est le recyclage infini de ses ressources : pas de gâchis, pas de perte dans ce feu d’artifice permanent ; seulement une boucle qui se referme. C’est nous, les humains, qui avons appris à distraire une part de ce grand cycle, à piquer dans la caisse, à salir et piller au lieu de simplement emprunter.
La sobriété, c’est le retour aux vertus ménagères. Ce n’est pas forcément l’absence de générosité ou de prodigalité mais une bonne et saine gestion de ce dont on dispose et le refus de cette propension héritée à prendre tout ce qui peut être pris, à occuper tout l’espace laissé libre. C’est le rejeu du renoncement initial de Dieu à occuper tout l’espace libre pour laisser une place à la création, aux autres êtres, à l’autre.
Le tsimtsoum : ne pas considérer le monde comme sa chose.
« Je crains les Grecs et leurs cadeaux » dit Laocoon, fils de Priam et prêtre de Poséidon lorsqu’il aperçoit, devant les murailles de sa ville, le grand cheval de bois abandonné par l’ennemi grec.
On sait qu’il avait raison de se méfier puisque, de l’idole introduite dans les murs, de ce cheval de Troie, surgiront, la nuit venue, des guerriers qui ouvriront les portes de la ville aux troupes grecques, entraînant la chute et la ruine d’Ilion.
Il a raison, Laocoon, de se méfier des prétendus cadeaux de l’ennemi. Mais on ne peut pas, d’un autre côté, toujours juger les actes, les choses, les cadeaux, les paroles, à l’aune de qui les fait, les porte, les prononce. On ne peut pas toujours superposer à la réalité objective du monde la connaissance que nous croyons avoir des intentions ou des pensées des autres. Nous ne pouvons pas toujours projeter sur le monde objectif le monde subjectif que nous portons en nous et qui peut déformer notre perception, nous empêchant de voir ce qu’il en est vraiment.
Ainsi, l’autre jour, dans une discussion au bureau, Z. qui réagit violemment à un propos, maladroit, que j’ai tenu, y décelant une allusion, une critique, un sens, que je n’avais pas du tout en tête. En fait, elle n’a pas écouté ce que je disais vraiment ; elle a seulement entendu ce que, me connaissant ou croyant me connaître, elle a imaginé que je pourrais dire. Et non contente de m’avoir mal compris, elle renchérit, ajoutant quelque chose qui n’a plus aucun rapport avec notre conversation et qui est probablement une simple projection de ses propres pensées, de ses propres angoisses, qu’elle me colle sur le dos pour s’en débarrasser comme on le fait d’un mistigri.
J’ai déjà connu ça avec K., ce sentiment d’être pris pour un autre ; et plus précisément d’être pris pour l’écran de projection, le bouc émissaire de sa propre mauvaise conscience. Et évidemment, il doit m’arriver, à moi aussi, d’agir de même, et comme Laocoon, d’interpréter le spectacle du monde au travers de mes propres connaissances, de mes propres craintes, de mes propres angoisses ou de mes propres espoirs, ne portant qu’une très faible attention à ce qu’il est vraiment.
Tout cela est très banal, très courant, très humain, et résulte probablement d’une nécessité atavique de prendre des décisions rapides : en première instance et avant toute analyse, on fait confiance à notre expérience, à ce que l’on sait de nos interlocuteurs, à ce que nous pressentons de leurs motivations ; et notre seul repère étant nous-mêmes, c’est notre façon de voir et d’agir que nous plaquons sur eux.
Nous agissons tous comme Laocoon et, comme son exemple le montre, nous avons en partie raison. Mais ce réflexe de survie, qui nous porte à craindre ce que font nos ennemis, à aimer ce que font nos amis et à projeter notre pensée sur le monde, nous interdit aussi d’en percevoir la réalité vraie, recouverte qu’elle est d’une couche épaisse de préjugés.
Et comme toujours, la difficulté et l’objectif est de tenir les deux bouts, de ne se laisser aveugler ni par ses préjugés ni par l’évidence d’une réalité totalement abstraite du substrat que nous lui connaissons. De naviguer, l’esprit alerte, entre Charybde et Scylla, pour revenir à Ulysse.
L’agression russe en Ukraine, la famine un peu partout, la guerre civile au Yemen, la pauvreté, la maladie, les espèces qu’on détruit, les espaces qu’on salit, le grand épuisement du monde, le grand gâchis des choses et des êtres, et là, cerise sur le gâteau comme s’il en était besoin, cette interdiction faite aux femmes comme l’annonce à Marie, d’étudier, de diriger, de voyager, ce grand enfermement des femmes afghanes dans leur burqua, son chez lui, leur ignorance.
C’est le ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice (que le gouvernement taliban a substitué au ministère des Affaires féminines) qui a finalement décidé de ne pas rouvrir les collèges et les lycées aux filles et d’interdire l’avion aux femmes que n’accompagne pas un homme de la famille.
Promotion de la vertu et répression du vice… Promotion de l’homme et répression de la femme, plutôt ! Quelle tristesse que cette misogynie ; pour les femmes qui la subissent, pour les hommes qui la conçoivent : « On ne s’ennuie jamais avec les humains », doivent penser Dieu, le diable et les petits hommes verts. « Avec eux, le pire est toujours sûr. Laissez les seuls cinq minutes et ils vous inventeront des catastrophes que vous n’auriez jamais imaginées. ».
Mail de Jacques, avant-hier soir, rempli de références et d’allusions auxquelles, comme d’habitude, je ne comprends rien. Il évoque à un moment l’Oncle Bernard et un court instant (très très court instant à vrai dire ; je suis vaniteux mais réaliste) je pense que c’est moi dont il s’agit. Mais non, évidemment, c’est de Bernard Maris, qui publiait sous ce nom ses articles de Charlie Hebdo.
J’aimais beaucoup, comme tout le monde je pense, Bernard Maris, dont j’écoutais les chroniques avec un un grand plaisir ; et avec son souvenir, réveillé par Jacques, revient celui du massacre de Charlie Hebdo et cette question lancinante et générale : comment peut-on tuer pour convaincre, comment peut-on vouloir effrayer ceux dont on recherche l’adhésion, comment peut-on vouloir contraindre un consentement qui n’a de valeur que librement accordé ?
Contrairement aux conquêtes militaires et à la guerre, ce qui fait la valeur de la croyance, de la foi, de l’amour, du don, c’est évidemment qu’ils sont librement et joyeusement donnés, épousés, consentis. Comment peut-on ne pas comprendre que, forcés, ils ne sont plus rien ?
Comment peut-on être assez dépravé pour ne pas comprendre cela et pour massacrer ses opposants, imposer une adhésion ou une foi par la terreur, violer ? Insondable et terrible mystère.
À cette position, qui est de principe et absolue, deux compléments qui ne la contredisent pas mais en éclairent les limites au sens des asymptotes et de la géométrie : la première est qu’il faut parfois contraindre les méchants pour éviter qu’ils ne fassent du mal ; la seconde que, si le consentement ne peut jamais être forcé, la reconnaissance ou l’acceptation peut l’être.
Les méchants, c’est facile : on ne laisse pas l’assassin en paix parce que non seulement sa croyance mais ses agissements sont mortifères. Pour la reconnaissance ou l’acceptation, c’est plus compliqué, plus délicat aussi car moins impératif. Mais enfin c’est ainsi : il faut parfois, pour qu’une chose soit vraiment établie et qu’on puisse la dépasser pour aller de l’avant, qu’elle soit explicitement reconnue, acceptée. Il faut, pour débloquer ce qui est empêtré et continuer à vivre que des rituels de deuil soient suivis, et que des mots – d’excuse, de remerciement, d’amour et parfois tout cela en même temps, n’est-ce pas K. ? – soient prononcés. Et comme, tant que ces gestes n’ont pas été faits ni ces mots prononcés, tout est figé et suspendu, contraindre leur expression peut être légitime.
Mais hors ces cas asymptotiques, comment ne pas voir que, dans la contrainte, meurt l’objet du désir, qui est d’être librement choisi, désiré, épousé, et qu’il n’en reste qu’un goût de cadavre, de sang et de cendre, un dégoût ?
Léa Seydoux, dans une publicité pour (c) Louis Vuitton
Il y a une malédiction de la beauté qui pèse sur les femmes ; mais pas seulement sur elles.
Quand elles sont belles, on leur demande de cacher leur beauté. Et de se cacher, elles, lorsqu’elles ne le sont pas.
Les orthodoxes de tout poil et de toute religion, les Tartuffes, crapauds et grenouilles de bénitier voient la beauté des femmes comme un début de détournement de conscience : la chair, faible, serait menée hors du droit chemin par la vision du charme et de la grâce, l’enchantement des sens. La lutte contre la perdition exigerait donc de couvrir, de cacher, de reléguer ce qu’on ne saurait voir sans chuter ou être envahi de pulsions irrépressibles : à l’étage les femmes !, dit la synagogue ; Pas ici !, clame la mosquée.
D’autres (et souvent les mêmes) demandent aux femmes de ne pas se montrer lorsqu’elles ne remplissent pas, ou plus, les canons de beauté : hors de ma vue, sorcières qui insultez la création ! Cachez vos défauts, vos rides, vos cheveux blancs ! N’avez-vous donc pas honte de vous donner ainsi en spectacle ?
Derrière ces exigences contradictoires adressées aux femmes, celles adressées à la beauté, qui nous fascine et nous effraie. Et derrière elles, si peu discrète, la peur atavique des choses attrayantes, du fruit défendu. Crainte de ce que, derrière l’apparence, la séduction, Mélusine, ne se cache une réalité sombre et amère, serpentine : trop belle pour être honnête, trop beau pour être vrai !
L’habit ne fait pas le moine mais nous nous savons si sensibles à l’habit que nous voudrions revêtir celui-ci d’une bure grise et rêche, pour ne pas nous laisser captiver, pour ne pas nous laisser émouvoir.
Et dans le même temps, pourtant, nous célébrons la beauté, incarnation de celle de l’âme, expression de la perfection divine : Ô la beauté des corps dansant dans un ballet, Ô beauté du visage de Marie !
De cette contradiction jamais nous ne sortons : la beauté porte en elle les affres, les vicissitudes, les tribulations de l’incarnation. Et parce que les femmes sont, chez les humains, beaucoup plus assignées à leur corps que ne le sont les hommes, elles portent sur leurs épaules l’essentiel de cette ambivalence, de cette injonction perpétuellement contradictoire : être belle mais ne pas en faire trop ; rayonner tout en restant discrète.
La conception classique de la féminité s’est construite le long de cet étroit chemin. Chemin magnifique mais impossible à suivre et qui, au-delà des femmes, illustre le destin de l’Homme, à jamais écartelé entre le ciel et la terre, le matériel et le spirituel, l’animal et le divin.
C’est en ce sens aussi que la femme est l’avenir de l’homme : en ce qu’on lui demande, et lui prête le pouvoir, d’incarner l’humain en la pointe extrême de sa magnificence, en sa déchirure essentielle.
PS : S’agissant de la mosquée, je dois corriger mon propos : les préceptes de l’Islam n’interdisent nullement l’accès des femmes aux mosquées. C’est seulement une conception misogyne du culte qui conduit certaines communautés religieuses rétrogrades à pratiquer cette exclusion.
« Life never becomes a habit to me. It is always a marvel » a écrit Katherine Mansfield, comme le rappelle une plaque apposée sur un rocher de la forêt de Fontainebleau, où elle aimait se promener tandis qu’elle séjournait à l’institut de Georges Gurdjieff, à Avon, non loin de là.
Je ne suis finalement pas d’accord avec cette pensée ; pas totalement du moins. Je crois qu’il faut pouvoir et savoir saisir, de chaque parcelle, de chaque instant de notre vie, son caractère merveilleux et miraculeux, et que ceux qui ne le savent pas la perdent, ou du moins la gâchent. Mais je crois aussi que vivreeffectivement chaque parcelle et chaque instant de notre vie comme une merveille et un miracle est le contraire de la vie.
Je me promenais hier dans cette forêt de Fontainebleau que Katherine Mansfield avait tant aimée. Que de belles heures passées là ! Que d’instants d’admiration et de béatitude devant ces couleurs, ces parfums, ces sons ! Quel plaisir ressenti à respirer et à se mouvoir ! Mais il ne peut y avoir d’admiration ou de béatitude à jet continu. Non seulement c’est physiologiquement impossible (il faut, de loin en loin, reprendre souffle et désécarquiller les yeux) mais il y aurait, dans une attitude d’admiration continuelle, quelque chose de foncièrement faux et inauthentique, parce que contraire au mouvement de la vie, au plaisir même de vivre.
Une grande partie du plaisir de vivre, comme du plaisir des vacances, vient du temps perdu, du temps gâché, de ce temps dérobé à la prétendue nécessité de profiter au mieux, de tout maximiser, de tout happer, de tout voir, de tout faire. Une grande partie du plaisir de la vie, comme des vacances, comme de l’amour, vient de l’abandon, du laisser-aller, du lâcher-prise. Lâcher-prise non pas dans le sens d’une focalisation artificielle sur un instant présent dont il faudrait tirer tout le suc mais dans celui d’une défocalisation générale : souffler et perdre son temps, faire la sieste.
On ne peut à la fois vivre et vouloir vivre comme si la vie nous était un cadeau précieux. Elle nous est un cadeau précieux, Ô combien ! Mais on ne peut pas la vivre ainsi. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le plus bel hommage qu’on puisse rendre à la vie est, comme le proposait si justement Fanny Ardant, de la vivre avec désinvolture.
La plaque à la mémoire de Katherine Mansfield, non loin de la Tour Denecourt
Que souligne-t-on, dans les textes qu’on souligne, sur ces pages que notre crayon a marquées parce que, à leur lecture, quelque chose nous avait saisi ?
C’est parfois ce qu’on approuve, qui confirme notre propre jugement. Parfois ce qu’on désapprouve et qui nous paraît critiquable. Parfois encore (le plus souvent peut-être mais ça n’est pas certain) ce qui nous entraîne, nous donne des idées, nous ouvre une porte, élargit notre horizon.
En cela la lecture est proche de l’amour. On en attend ce qui rassure, conforte et apaise ; mais aussi ce qui provoque, étonne, dérange ; et on y cherche plus que tout la porte des étoiles, ce qui nous conduit d’un monde à l’autre, nous emporte et nous transporte.
A condition de le vouloir, bien sûr, d’accepter d’y lire autre chose que le reflet de nos propres idées.
A condition d’y chercher autre chose que soi-même – de savoir y distinguer autre chose que soi-même.