L’image est un peu floue, surexposée, et bien qu’elle ait été coloriée, elle reste pâle et terne. Mais en dépit de ses blessures, de ses cheveux sales et défaits, elle dont les chignons étaient toujours parfaits et ne laissaient jamais dépasser la moindre mèche (Et Dieu sait si je les cherchais, ces mèches, ces mèches qui, tombant derrière l’oreille, auraient dessiné des clés de Sol sur son cou blanc de cygne), en dépit de cette chevelure défaite et terne comme les couleurs de la photo, je la reconnais bien. Et bien que la fatigue des nuits de veille, que la lassitude et probablement la tristesse du long combat perdu marquent son visage, elle a toujours ce regard droit et digne, presque fier, qui m’avait tant saisi.
C’était les premiers jours d’octobre, les premiers jours de classe, premiers jours qui furent bientôt les derniers car le siège, la faim et la peur nous détournèrent bientôt du chemin de l’école. J’étais, du haut de ma tardive enfance (j’avais 12 ans), tombé amoureux d’elle, la nouvelle institutrice, Mademoiselle Abadie, avec ses yeux noirs, ses sourcils droits et son accent du Midi, cet accent qu’elle tentait d’étouffer mais qui, quelquefois, s’échappait, s’envolait, comme un oiseau trop longtemps enfermé.
Louise Abadie (c’est plus tard, naturellement, que j’ai appris son prénom et le peu que que je sais de sa vie), Louise Abadie venait de Périgueux. Elle était la fille en rupture de ban d’un architecte diocésain qui s’était acquis un certain éclat pour avoir dirigé la réhabilitation de la cathédrale Saint-Front et lui avoir rendu ses formes byzantines d’origine. Nul ne savait, alors, que, quelques années après les faits que je relate, le même Paul Abadie, père de l’institutrice au drapeau rouge, serait chargé de bâtir le monument du grand pardon, de la grande repentance pour la Commune, je veux parler du Sacré-cœur.
Louise avait fui sa famille. Dès le milieu des années 60, elle avait quitté Périgueux et les cercles diocésains fréquentés par ses parents pour s’installer à Toulouse, chez une cousine, et suivre, dans cette ville, les cours de l’École normale de filles. Et à peine obtenu son brevet de capacité, en 69, elle était montée à Paris, avait trouvé à se loger dans une chambre sous les toits d’un immeuble du boulevard Saint-Michel qui venait d’être percé, et, après avoir donné quelques mois des cours de mathématiques à des jeunes filles, elle avait été engagée comme institutrice à l’école de la rue Saint-Jacques. C’est là qu’à la rentrée 70, elle m’était apparue, bousculant mon jeune coeur.
Que dire d’autre ? En ce mois d’octobre 1870, tout était sens dessus dessous : l’Empire était tombé, la République avait été proclamée, l’ennemi entourait Paris, et nul ne savait plus quoi faire. Dans ce chaos, la voix douce et chantante de Mademoiselle Abadie avait été mon réconfort, la seule chose que j’entendis.
Le 24 mai, avec beaucoup de ses camarades étudiants, elle défendait une barricade, rue Saint-Jacques. Puis sa barricade fut prise et elle fut, avec des centaines d’autres, fusillée sur place. C’était la Semaine sanglante.
Derrière l’enregistrement de ma lecture du texte, Le temps des cerises, chanté par Marc Ogeret.