J’ai revu Antonin, hier matin. Je sortais de la boulangerie (j’aime bien la boulangère de Porquerolles, avec sa vaillance et son accent portugais) et il passait à vélo. En me voyant, il a pilé et m’a demandé, à brûle-pourpoint : « Sur la photo du mammouth, aux Archives, c’était vraiment marqué 12 mars 1913 ? ». Je lui ai répondu que oui, et il est reparti, tout bizarre.
Deux heures plus tard il m’a appelé au téléphone et m’a demandé, avec une voix blanche, si je pouvais le rejoindre à la plage d’argent. Bien sûr que je pouvais. J’y suis allé. Il était assis au bout de la plage, pas très loin des rochers qui la séparent de l’anse du Bon Renaud. Il m’a regardé d’un drôle d’air, m’a fait asseoir, m’a dit qu’il ne m’avait pas tout dit mais que c’était tout comme parce que, ce qu’il allait me dire, là, il ne l’avait jamais dit à personne, même pas, d’une certaine façon, à lui-même : « même pas à moi-même », c’est comme ça qu’il a dit.
Le 12 mars, c’est une date qu’Antonin connaît bien parce que c’est le jour de son anniversaire. Et du 12 mars 2013, de la fin d’après-midi du 12 mars 2013, Antonin se souvient parfaitement parce qu’il lui est arrivé quelque chose. Avec les années, et malgré la photo qu’il a prise, il avait fini par se persuader que c’était un rêve éveillé, une « imagination » ; mais avec la photo du mammouth, il se dit que ça n’est pas, que ça ne peut pas être le hasard. Alors voilà : il déballe.
Le 12 mars 2013, après sa journée de travail (qui commence très tôt, avant l’aube, chez les pêcheurs), il était allé, comme souvent, à la plage d’argent, à peu près là où nous sommes assis aujourd’hui. Et, va-t-on savoir pourquoi, à cause de la fatigue de l’hiver ou peut-être à cause des deux Suze qu’il avait prises pour fêter son anniversaire, il s’était assoupi.
Quand il s’était réveillé (le froid, probablement, parce que le soleil commençait à être vraiment bas), il l’avait vue : une fille, toute jeune, une gamine, qui le regardait avec un air complètement ahuri, comme si c’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un. Il avait à peine eu le temps de se lever, de prendre son portable, de faire une photo évidemment ratée, ratée mais qui avait capté ce visage stupéfait, plus stupéfait qu’effrayé, d’ailleurs, et elle avait disparu, tout simplement disparu : disparu dans le vent, dans la mer, dans le sable, peut-être, ou dans le soleil ; disparu comme une apparition.
C’est plus tard que, regardant la photo, il avait remarqué son habillement, ces peaux de bêtes façon homme des cavernes. Mais tout cela était tellement incroyable qu’il avait préféré oublier.
C’est mon enquête, mon histoire de mammouth préhistorique débarquant à Porquerolles le 12 mars 1913, qui faisait rejouer la blessure et donnait un sens possible à cette gamine des cavernes croisée et évanouie un siècle plus tard, le 12 mars 2013.
Voilà, j’ai fini mon enquête. À Porquerolles, les fouilles continuent et peut-être bien qu’avec tous leurs appareils ils trouveront, quelque part, d’autres restes de mammouths. Mais que j’aimerais être là le 12 mars 2113 ! Être là pour pouvoir saluer la fille du temps.
Faut-il le préciser ? Tout cela est pure imagination ; et l’image d’illustration a été originellement générée par Midjourney.