Quelle catastrophe les a roulés dans le torrent de la vie au point d’en faire des êtres pleins de bosses et de meurtrissures, des plaies ouvertes qui hurlent et cherchent à mordre ?
Quel malheur caché au fond de leur inconscient les a foudroyés en ne laissant en eux qu’une vie morte ?
Mais on se dit, par orgueil sans doute, par cette foi orgueilleuse dont l’amour est rempli, qu’on arrivera, à force de soin, de patience, d’attention, à ranimer cet être, à le ramener du pays des morts.
On se prend pour Orphée allant chercher sa bien-aimée.
Mais les noirceurs et les tourments de l’Hadès ne sont rien comparés à ceux de l’âme.
Quel bonheur que celui d’Eurydice quand elle voit poindre la lumière, quelle confiance retrouvée ! Mais la terreur qui immédiatement la saisit de ne pouvoir supporter la lumière qui règne hors de la caverne
Et sa fuite éperdue vers l’Enfer, haineuse de soi et de qui lui a montré le jour !
Écrasée d’un poids plus lourd encore d’avoir cru à la délivrance et de l’avoir trahie.
Il y a, dans 2001 : l’odyssée de l’espace, une scène célèbre et troublante dans laquelle HAL, l’ordinateur de bord du vaisseau spatial ayant été pris d’une sorte de folie, il est partiellement désactivé – privé de certains de ses modules de mémoire – par David Bowman, seul astronaute survivant du vaisseau. Et au fur et à mesure que ses modules de mémoire sont ôtés, HAL est comme étreint par la panique et l’angoisse : « j’ai peur », « ma mémoire s’en va, je peux le sentir. ».
C’est un peu de cela que je ressens.
Pour des raisons que je ne comprends pas, une sorte de folie aussi, peut-être, K. a fait disparaître certaines de nos apparitions conjointes sur les réseaux sociaux. Et c’est comme si un pan de ma vie avait disparu, n’avait jamais existé. Certains dialogues que nous avions eus, et qui étaient difficiles car notre amour est un combat, deviennent des monologues incompréhensibles où des questions restent sans réponse et où des réponses surgissent sans que jamais la question qui leur a donné naissance n’apparaisse.
Ces dialogues détricotés sont étranges. Ils redessinent une vie dont l’autre, dont l’altérité a disparu, où il n’y a plus que soi qui parle, comme si telle était la seule forme acceptée de discussion : moi et moi (ou plutôt : elle et elle).
Je me promenais hier dans les rues de Paris. Dans les quartiers huppés où me portaient mes pas, tout était délicieux dans cet été indien : soleil caressant, ciel bleu, gens heureux, terrasses envahies et riantes. Et j’étais moi aussi profondément empli de ce bonheur simple et animal : aller dans la fraîcheur solaire et cotoyer mes semblables.
Il y a tout le reste, pourtant : la pauvreté qui, y compris chez nous, gangrène les existences, la violence, la pollution, la maladie, la honte, le réchauffement climatique, les frustrations, le pillage du monde, l’injustice, les souffrances infligées aux êtres vivants, le malheur des hommes, des femmes, des enfants.
Et dans la joie de vivre, la pure et simple joie de vivre que parfois nous ressentons, tout cela qui s’oublie.
Dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée, une autre Simone raconte qu’elle avait un grand respect pour Simone Weil, non pas seulement à cause de son talent de philosophe mais parce qu’il se disait, à la Sorbonne, qu’elle avait pleuré, un jour, en apprenant qu’une famine frappait la Chine.
Entre ma conviction que rien de vraiment grand ne peut se faire sans être porté par la joie, et l’admiration que j’ai pour l’entièreté, l’intégrité, la féminité antigonesque de Simone Weil, je ne sais que faire. D’un côté la vie, avec son flux continu, ses oublis, son infidélité, ses trahisons, sa schizophrénie quotidienne ; de l’autre le pur, le vrai, l’authentique, l’incorruptible, mais qui au bout du compte, aux compromissions de la vie, préfère la mort.
Je ne suis pas absolument certain, au bout du compte, que ces deux attitudes soient conciliables.
Tenter, c’est toujours une affaire de gros sabots (et de queue fourchue). Pas plus que le Méphisto de Faust, le Tentateur ne fait dans la finesse ou la discrétion. Il peut bien employer des pots de bonbons ou des pâtisseries mais sa méthode relève toujours au fond de la pornographie, de l’étalage, de l’appel simple à l’instinct, à la poursuite de ce qui est immédiatement attrayant, sexy comme on le dit à tout bout de champ.
C’est vieux comme le monde, direct et terriblement efficace.
Séduire, c’est un peu différent. Il y a, dans la séduction, quelque chose qui relève de l’à-côté, de la circonvolution, de la circonlocution aussi – qui relève de l’érotisme pour poursuivre la métaphore. Le séducteur a des manières et sa séduction fait appel à des ressorts, à des penchants, à des tendances sophistiquées : on n’est plus dans la grosse cavalerie mais dans quelque chose de plus élaboré, de plus intéressant pour l’esprit. Tellement intéressant que c’en est piégeux : on s’y prend, flatté comme le corbeau de la fable, content d’être malin, si malin, et oubliant qu’à malin, Malin et demi. Et quand la chute vient et que le séducteur révèle son vrai visage, on est doublement meurtri : d’avoir failli et d’en être pour partie responsable parce qu’on a accepté, par une sorte d’orgueil, d’entrer dans ce jeu qu’on devinait pervers.
Mais la séduction est plus complexe encore ; ou du moins peut-elle l’être. Car à côté de la séduction positive, volontaire, voire offensive du séducteur, il y a la séduction passive, naturelle, invoulue, de la grâce et du charme, du charisme, cette séduction qui émane de la personne sans que celle-ci ne la dirige, et qui n’en est que plus attrayante et ravageuse.
Avec cette séduction là, on entre – un peu – dans le monde merveilleux du plaire. Ce plaire sans autre substantif que le plaisir, qui ne désigne pas une action mais une sensation, un sentiment, un état, celui du récipiendaire. Car il n’y a, à l’origine de ce plaisir ressenti, aucune volonté, aucun choix, seulement le charme et la grâce.
Le plaire authentique et détaché de la séduction diffère cependant du séduire (et a fortiori du tenter) en ceci qu’il est gratuit et sans objectif. Non seulement le plaire ne cherche pas à plaire mais il ne cherche rien, n’implique aucune attirance, aucun désir chez celui qu’il a touché de son aile. Alors que je souhaite nécessairement me rapprocher de la personne qui me séduit, même involontairement, parce que la séduction est par nature centripète, je ne cherche pas forcément à me rapprocher de la personne qui me plaît et que je peux aimer sans autre désir que celui de savoir qu’elle existe quelque part. Le plaire est pure générosité, le plaisir qu’il donne un don désintéressé.
Et c’est par ce bout là, si fragile, de la flèche, que Marguerite, la pure Marguerite, l’emporte sur Méphisto. Parce qu’elle libère là où il emprisonne.
On aimerait tant pouvoir se contenter De la beauté d’un filet d’eau coulant dans le soleil, Pouvoir passer sa vie à regarder la mer, Les nuages et les forêts d’automne, Les étoiles dans le ciel.
On aimerait tant pouvoir se contenter De l’eau qui désaltère, De cette fraîcheur qui coule dans la bouche et qui redonne vie, Du parfum de la fraise, de la pomme qu’on croque.
On aimerait tant pouvoir se contenter De la saveur, de la splendeur des choses simples !
Mais des choses simples (Si belles pourtant ; on était sûr d’en être éblouis à jamais !), On finit presque toujours par se lasser (Aussi triste soit-on de cet amer constat.).
Et alors, il nous faut de plus beaux paysages, Des saveurs plus variées, des choses plus osées, Il nous faut du piment, il faut des boissons fortes, Car l’eau, la si belle eau, a perdu tout attrait.
Et nous partons alors en quête de soda, De moutarde, de grand huit, de diamant, de Bali, De tout ce sel que nous versons sur notre vie Pour lui rendre son goût perdu.
À cet effacement, à cette longue usure, À ce délabrement de l’émerveillement, À cette lassitude, fille de l’entropie, Il y a cependant un remède :
L’amour qui rend toute chose plus belle, L’amour qui tout revivifie, L’amour, qui vit de soi-même et d’eau fraîche.
Martin Buber, dans les récits hassidiques, parle de l’éternelle création professée par Rabbi Bounam :
« Les premières paroles de l’écriture, enseignait Rabbi Bounam, il faut les entendre comme suit : « Au commencement de la création, par Dieu, du ciel et de la terre ». Parce que de nos jours encore, le monde demeure à l’état de création. En effet, lorsqu’un artisan fabrique un objet et qu’il l’a terminé, l’objet n’a plus besoin de lui. Mais il n’en va pas du tout de même en ce qui concerne le monde : jour et nuit et d’instant en instant, il lui faut, pour subsister, qu’incessamment se renouvellent les forces de la Parole originelle qui le créa. Et si, pour un seul instant, la vertu de ces forces venait à lui manquer, il retomberait instantanément à l’état de chaos. »
C’est l’amour qui, à chaque instant, permet au monde de se perpétuer dans l’être, de ne pas disparaître dans le néant. Sans amour pour revivifier les liens, embellir les choses, régénérer les êtres, rajeunir notre regard, le monde aurait vite fait de se nécroser, de se déliter, de devenir égoïste et vieux, de se réduire en poussière. Il n’y a que l’amour qui, en renouvelant constamment notre intérêt, notre désir, notre curiosité, notre émerveillement devant les choses et les êtres, notre ouverture au monde, nous permet d’échapper à la malédiction du striatum, du toujours plus, et à la blasance généralisée.
Il n’y a que lui pour sauver le monde de la course en avant où notre appétit démesuré l’entraîne.
« Ils prennent leur café à 3 euros en terrasse ! », disait à l’instant la jeune fille en colère. Et cette colère, dont je ne sais d’où elle venait ni ce qu’elle recouvrait, avait trouvé cette histoire absurde de café comme le nacre de l’huître, parfois, trouve le grain de sable, et de ce point de fixation quelconque, fait une perle étincelante.
Mais cette perle là, qui grossissait de s’entendre soi-même, était sombre et sillonnée d’éclairs. Faite de frustration et de ressentiment, elle faisait peine à voir et était effrayante.
Je me demande ce que recouvre cette fascination des églises pour le martyr, Celui du Christ, des saints ou des damnés, Ce souci gourmand et maniaque de la plaie, de la déchirure, de l’écartèlement, du supplice, Ce voyeurisme de la détresse et du désespoir.
Comment a-t-on pu, du sacrifice de la Passion, Faire un modèle de vie, Alors qu’il fut le contraire ? Non pas : « Je me sacrifie pour que vous en portiez le poids dans le siècle des siècles« , Mais : « Je me sacrifie pour que vous soyez libérés Et donniez libre cours à la joie. »
Par quelle perversion a-t-on pu, par quel aveuglement peut-on Croire que la souffrance doit être recherchée, imitée, sanctifiée, Et la joie rejetée ?
Comment a-t-on pu laisser le plaisir à Satan et la beauté au diable ?
« Le malheur est une merveille de la technique divine. C’est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l’âme d’une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.
L’homme à qui pareille chose arrive n’a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu’on épingle vivant sur un album. Il n’y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté. Car la douleur la plus grande, tant quelle est en-deçà de l’évanouissement, ne touche pas à ce point de l’âme qui consent à une bonne orientation. «
Dans la belle exposition que la Fondation Carmignac, À Porquerolles, Consacre à la mer et à son exploitation, Vit (survit, peut-être), Dans un cube de béton gris posé au milieu du jardin, Un couple d’axolotls.
J’aime beaucoup l’île de Porquerolles, La Fondation Carmignac, Moriarty et Rosemary Standley (merci Tiphaine qui me l’a fait connaître !) Mais pourquoi cet enfermement ?
Ils sont là, les deux axolotls, allongés sur le sable, Craintifs sous un rocher, Dans une longue pénombre. Et le cœur saigne de les voir ainsi instrumentalisés, traités comme des choses inertes, Car ce sont des êtres vivants et sensibles, Comme le montrent leurs yeux noirs qui brillent Et leur sourire triste.
Puis l’on se dit aussi que ce spectacle, Qui tellement nous gêne dans un musée, Jamais ne nous a scandalisé dans un zoo, Un aquarium, Un laboratoire, Ou un élevage de saumons. Et que ce n’est donc pas tant la chose en elle-même qui nous choque Que sa mise en avant, La muséographie qui l’entoure, Et qui la pose là (comme on dit).
Car ils seraient à l’Institut océanographique, Nos deux axolotls, On trouverait ça très mignon, Et nul ne songerait à plaindre leur enfermement, Qui serait pourtant le même, Exactement.
C’est du musée que naît la plainte parce qu’il nous fait regarder ce que nous voyons tous les jours sans le voir : Qu’il est triste, pour un axolotl, une salamandre ou un poisson, De vivre sa vie dans un cube de verre ; Et qu’il est stupéfiant qu’on ne s’en soit pas plus tôt aperçu.
C’est du musée que vient cette révélation Et de cette prise de conscience à tiroirs, Échelonnée, Cahotique, Nous devons finalement remercier la Fondation, Et l’artiste : Mathieu Mercier.