Quelque chose manque dans ces visages masqués, Et ça n’est pas la bouche ; et ça n’est pas la bouche. Quelque chose manque dans ces visages masqués, Et c’est aussi le nez.
Sans la bouche, tous les yeux manquent de cette chose là Qu’on nomme intention dans les cours de théâtre : Cette façon de signifier ce que l’on veut, Le sens, finalement, de tout ce que l’on fait.
Sans la bouche, les yeux ont un air panique, Ou vide, ou impassible, ou dénués d’envie.
Mais le nez… Le nez, c’est autre chose : Une quille plutôt, ou bien un gouvernail, Quel chose qui montre de quel côté l’on va, Quelle est la direction.
Les visages sans nez ressemblent à des boules, À ces faces sans devant et derrière, sans axe, A cet Humpty Dumpty qu’on trouve chez Alice, Et qui est tout le contraire de Cyrano : Un crâne d’œuf sans aspérité et tout lisse.
Quant aux masques portés sous le nez comme souvent, Ce nez, alors, envahit la figure, Qui n’est plus alors que cela : Un promontoire dressé sur une bouche absente, Et, dans chaque visage, on voit une Yubaba.
Allant de masque en masque dans les rues de Paris, De nez masqués en démasqués, Je croise Humpty Dumpty, je croise Yubaba, Et me construis ainsi de nouvelles aventures, Celles de Chihiro au pays des merveilles.
On se rend mieux compte, maintenant,
Que la bouche,
La bouche, souvent,
Dans le visage mangeait les yeux,
Avalant, aspirant, effaçant le regard.
On ne voyait plus qu’elle et ses lèvres et ses dents,
Cette bouche pulpeuse d’où sortaient les sourires,
Les paroles et les phrases, les rires et les mots,
Tous ces sons assemblés qui faisaient sens ensemble
Disant parfois la vérité
Et parfois le mensonge.
Ô sourires hypocrites, ô mots de circonstance,
Qui si élégamment saviez
Sortir comme des serpents de cette bouche d’ombre
Et piquer l’auditeur accroché à vos lèvres,
L’enchanter de vos mots caressants,
Le séduire d’un sourire ravissant.
Je me demande si les regards,
Les longs regards de khôl lestés,
Ne sont pas, sans les mots et la bouche cachée,
Plus véridiques et moins manipulables,
Plus insoumis et indisciplinés.
Les longs regards pensifs ou gais ou éveillés,
Les yeux inexpressifs et puis les yeux de biche
Qu’on avait oubliés et qui se rerévèlent,
Soulignés par le trait du masque.
La bouche disparue, les yeux réapparaissent,
Ils sont parfois muets comme un chemin fermé,
Et sont parfois la porte des étoiles.
Le spectacle offert par les rues de nos villes en ces derniers jours du joli mois de mai est celui du désemparement. D’un désemparement calme et maîtrisé mais profond et inédit : des visages masqués, d’autres qui ne le sont pas, les uns et les autres allant souvent de concert et parfois main dans la main ; des emplettes qui se font, de glaces et de vêtements ; des rires et des gens qui s’éloignent de vous d’un air inquiet ; des foules qui se pressent au soleil et d’autres qui se mettent en rang pour former des queues disciplinées. Tout et tout à la fois, comme ces nouvelles sans queue ni tête qui nous arrivent du monde entier, comme ces études qui nous sont quotidiennement assénées, comme ces injonctions qui nous sont données, comme ces décisions qui sont prises et qui disent chacune le contraire ou autre chose que la précédente : un palimpseste qui s’épaissit, qui part dans tous les sens et qui jamais ne se termine.
Nul ne sait quelle conduite adopter dans ce tourbillon d’informations diverses dont aucune certitude n’émerge : ce traitement améliore-t-il ou aggrave-t-il la santé de ceux qui le prennent ? Ceux qui ont été malades sont-ils immunisés ? Est-il dangereux d’aller dans des jardins mais supportable d’aller dans une mosquée ou une synagogue ? La maladie touche-t-elle les poumons, ou le foie, ou les orteils, ou la peau ? L’incubation dure-t-elle une semaine, ou deux, ou quatre? Qui sait ? Quelqu’un le sait-il, seulement ? Ou peut-on seulement dire que cela dépend, on ne sait pas trop de quoi ?
Il n’y a aucune certitude, nulle part, et chacun avance à l’aveuglette, naviguant à courte vue, faisant aujourd’hui ce qu’il refusait de faire jusqu’ici, sortant là où il se terrait sans que nulle raison ne vienne justifier ce changement d’attitude, comme si l’ange de la mort que nous craignions tant hier encore s’était brusquement envolé – on ne saurait dire pourquoi et pourtant c’est peut-être vrai.
C’est un grand désemparement.
Les seuls qui, dans ce tohu-bohu, gardent les idées nettes et fermes, sont les fous qui n’ont besoin d’aucune réalité pour naviguer sur la nef de leurs obsessions : les complotistes de toute obédience qui voient derrière cela la main de l’un, l’erreur de l’autre, la décision d’un troisième – tout cela est tellement plus rassurant que d’affronter notre ignorance et notre impéritie !
Dans ce grand désemparement, tout ce qui hier avait été pensé, tout ce qui hier avait conçu, paraît vieux, asséché, périmé, dépassé.
Profitons-en pour faire du neuf.
Tout à reprendre, tout à redire, et la faux du regard sur tout l’avoir menée !
(Saint-John Perse, Vents)
Je me dis que désarroi aurait signifié la même chose tout en restant correct.
La photo a été prise rue Lobineau : du verre cassé sur le goudron. C’était magnifique.
J’écoutais cet après-midi Bayaty, de Georges Gurdjieff, cette magnifique musique dont j’ai appris l’existence par Marie-Claire, un jour que, dans un car allant à travers des villages empoussiérés du Maroc, nous bavardions du mage, dont je ne connaissais alors que les livres.
Bayaty est l’âme de la musique : une mélodie pleine de grâce et de mélancolie, puis riante et dansante., qui entraîne et enchante.
Je songeais, écoutant le dialogue du piano et du violon, à ces espaces pierreux et endunés dans lesquels nous avions marché, à cette sécheresse minérale à peine piquée de quelques fleurs jaunes, à ces roches noires et rouges parmi lesquelles nous avancions et où nous étions seuls.
Je songeais à cette musique qui est comme une danse, au plaisir qu’arrivés à l’étape nous avions à nous retrouver, frères humains que rassemblait la vie, comme le renard et le Petit prince.
Je songeais, écoutant cette musique riante et dansante, aux paroles d’Abélard qui, établissant la règle du Paraclet, fait l’éloge du silence et cite mille pères de l’Eglise ayant décrit la parole et la langue comme les sources humides et féminines de l’abomination. Et je songeais à ces déserts vitreux où nous avions marché et à l’éloge qu’Abélard faisait des pères anachorètes noyés dans la solitude.
Je me disais que ce virus, dont le remède est le confinement de chacun, était comme un grand enfermement monacal, un érémitisme collectif, quelque chose de cruel et de pervers.
Il y a quelque chose de terrible dans ce virus qui nous attaque dans le lien, le contact et le toucher, dans nos gestes de salut, d’amitié et de tendresse, dans nos poignées de mains et nos embrassements, dans la parole qui sort de notre bouche – dans tout ce qui nous fait hommes.
Il y a ceux qui, partout dans le monde, luttent contre la maladie. Celle-ci et les autres, d’ailleurs. Vous êtes nos frères humains.
Il y a ceux qui, partout dans le monde, soignent et aident les malades sans épargner leur peine. Merci, Frères humains !
Il y a ceux qui, partout dans le monde, ont un proche malade et qui ne peuvent rien faire sinon lui donner leur amour. Recevez le nôtre, Frères humains !
Il y a ceux qui, partout dans le monde, travaillent, dans des conditions difficiles, pour que le monde continue de tourner, qu’il y ait de l’énergie, des transports, de la nourriture, des médicaments, de l’eau et tout le nécessaire. Bravo à vous, Frères humains !
Il y a ceux qui, partout dans le monde, ont dû arrêter de travailler, et qui craignent pour le lendemain. Nous vous tenons la main, Frères humains.
Il y a ceux qui, partout dans le monde, vivent confinés dans de tout petits logements et pour qui, non, ça n’est pas drôle. Nous pensons à vous, Frères humains.
Il y a ceux qui, partout dans le monde, ne pouvant rien faire, font pourtant de leur mieux et tentent d’égayer ces jours un peu tristes. Soyez remerciés des rires que vous faites naître, Frères humains !
Et puis il y a les désespérés vivant au fond de leur désespoir.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils croient que cela est un complot.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils pensent que les gouvernements ont sciemment veillé à faire traîner les choses.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils croient que, le jour terrible où il faudra choisir, s’il advient, le riche sera systématiquement préféré au pauvre.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils pensent qu’un traitement existe mais qu’il n’est pas diffusé pour protéger les intérêts de l’industrie pharmaceutique.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils ne savent qu’accuser, sans même voir que le monde entier est dans le même précipice et que leur accusation est absurde.
Les désespérés tellement désespérés qu’ils ont perdu toute confiance en leurs frères humains.
Pauvres désespérés, pauvres frères humains, dans quelle noirceur êtes-vous plongés ! Quelle tristesse doit être la vôtre !
La photo a été prise au Centre Georges Pompidou, où nous reviendrons un jour admirer, rire et aimer.
Quand j’ai commencé à travailler, j’ai pendant de longs mois passé mon temps à pester contre la lourdeur et l’imperfection des procédures, des organisations, des héritages, qui rendait les choses si compliquées à améliorer.
Puis j’ai compris que pester et vitupérer en regrettant que le monde ne soit pas parfait ne servait à rien et que c’était peut-être au fond une façon un peu lâche de fuir mes responsabilités en rejetant la faute sur les autres et sur l’incomplétude du monde.
Car le monde n’est pas parfait, l’information n’est pas complète. On ne sait donc pas à l’avance ce qui va se passer, on découvre les choses au fur et à mesure, on fait au mieux et parfois on se trompe parce que le temps nous est compté qu’on n’est pas dans une simulation mais dans la réalité, que les décisions à prendre sont parfois redoutables et qu’il faut pourtant les prendre, en arbitrant entre des impératifs dont on ne connaît pas l’entièreté.
Nos réactions face au coronavirus et aux consignes gouvernementales évolutives me rappellent cela. Nombre d’entre nous, observant à juste titre que le gouvernement tâtonne, que ses orientations sont parfois contradictoires, qu’il donne l’impression de ne savoir où aller, et constatant, en outre, que la France manque de gants, de masques, de gels, s’arrêtent à cela comme si l’incomplétude des choses justifiait que plus rien ne soit fait, qu’on se retire sur son Aventin ou qu’on s’arrête à la critique, comme un enfant gâté qui, dans un bidonville perdu du tiers-monde, ne voudrait pas jouer au foot au prétexte que le ballon n’est pas homologué.
S’ajoute à cela l’extraordinaire illusion rétroactive qui donne – à tort – le sentiment que ce qui est évident aujourd’hui l’était déjà il y a trois jours et nous fait oublier que ce que nous savons aujourd’hui, nous ne le savions pas alors.
Je me demande s’il n’y a pas, sous la volée de bois vert que reçoit le gouvernement, une sorte de déni et d’échafaudage psychologique voué à la réassurance : mobiliser son énergie sur les possibles erreurs, les possibles errements, pour ne pas affronter la réalité dans sa crudité et son insupportable violence.
Et après tout, pourquoi pas, si cette vitupération donne l’énergie de ne pas désespérer ?