Il y a, dans l’ébrasement du trumeau de la Sainte-Chapelle, une représentation de Dieu chassant Adam et Ève du Paradis.
On y voit Adam, qui tient sa feuille de vigne d’une main, désigner de son autre main Ève, visiblement pour rejeter sur elle l’entièreté de la faute et de la catastrophe.
Mais le geste est si lâche, et cette lâcheté si infantile qu’on se demande ce sur quoi l’artiste a vraiment voulu attirer l’attention : est-ce sur la responsabilité de la femme dans la Chute, sur la lâcheté de l’homme qui se défausse sur elle ? Ou est-ce plus radicalement sur la puérilité de cette humanité incapable d’assumer ses fautes ?
Il y avait l’autre jour dans le bus une jeune femme manipulant son portable.
Longtemps, je suis resté à la regarder.
Elle était jolie mais c’est son comportement que j’observais : le portable qu’elle avait dans une main et dont elle faisait défiler les images d’un doigt de l’autre main.
Il y a trente ans, vingt ans peut-être, en un temps bien postérieur à la naissance de cette jeune femme, un tel comportement n’existait pas, n’aurait eu aucun sens. Et aujourd’hui, nous sommes des milliards, sur toute la planète, à nous affairer sur nos écrans et à occuper ainsi une part non négligeable de nos journées et de nos nuits. Quelques années ont suffi pour que nous apprenions, assimilions et mettions en oeuvre un comportement radicalement nouveau.
Je sais la part d’addiction qu’il y a dans ce comportement, le gaspillage de temps et de moyens qui lui est consacré, la pollution et l’importante destruction de ressources qui vont avec la production et l’utilisation de ces téléphones portables. Il demeure que notre capacité, individuelle et collective, à changer notre façon d’être en quelques années, à nous adapter au changement technologique, est impressionnante. Un autre être le pourrait-il ? Je me le demande.
Il en est allé de même avec toutes nos inventions : bicyclettes, automobiles, bateaux, immeubles, charrues, avions, tables, assiettes, livres, cinéma, télévision…, nous avons une extraordinaire faculté à utiliser rapidement, en moins de temps que l’espace d’une vie, des outils et objets dont nous ne savions rien auparavant et qui changent notre existence du tout au tout, pour le pire et pour le meilleur.
Mais justement, ce sont des outils. Des outils que nous avons conçus et façonnés et qui, même si leur utilisation paraît parfois s’imposer, n’en sont pas moins des prolongations, des exhalaisons de nous-mêmes.
Notre capacité d’adaptation aux événements et changements endogènes ou quasi-endogènes est phénoménale et c’est grâce à elle, par son intermédiaire, que nous nous adaptons aussi aux variations exogènes : nos machines, nos véhicules, nos outils, nos vêtements même, pour reprendre le mythe d’Epiméthée, sont les attributs extérieurs, les exosquelettes dont nous nous dotons pour vivre dans des milieux et climats les plus divers.
Mais comme le mythe le raconte, c’est du reste de la nature que nous tirons ces outils et vêtements ; nous dépendons de lui pour vivre et nous adapter : c’est notre nudité originelle de bipèdes sans poils ni plumes qui veut cela.
Mais saurons-nous nous adapter aux changements et catastrophes que nos besoins adaptatifs ont eux-mêmes suscités ? C’est la question des temps qui viennent.
Il y avait ce matin, du côté de Jussieu où je me promenais, une brocante. Plein de marchands vendant des objets hétéroclites à plein de gens.
Je n’aime pas les brocantes et les fuis. Mais ce réflexe de fuite est si prégnant, si physique, que je me demande s’il ne cache pas une angoisse, un refus d’affronter mes propres turpitudes : il y a en effet une certaine ressemblance entre cet agglomérat d’intérêts disparates et mon extraordinaire capacité à me prendre d’intérêt, à me passionner pour une chose ou un sujet, et à l’abandonner pour une autre quelques jours ou quelques semaines plus tard ! Car moi aussi, sans chiner, je bouvarde et pécuche, maladivement, compulsivement, semblable aux héros de Flaubert !
Quand je fais la liste (certainement incomplète) des hobbies-lubies que j’ai eus depuis un an, la tête me tourne : chaussures de randonnée, casques haute-fidélité, Ayn Rand, sacoches à vélo, plumes de calligraphie, musique baroque, briquets Zippo, téléobjectifs, Jeanne d’Arc, sacs à dos, Rosemary Standley, batteries portables, format FLAC, Carl Jung, bonnets, stylos Sailor, Abélard, cire à cacheter, sacs de couchage, Lisa Ekdahl, bracelets NATO, Ève d’Autun, boules de pétanque, ligature d’Isaac… Et à chaque fois, la velléité de me plonger à fond dans le sujet pour finalement l’abandonner quelque temps après, en ayant choisi un autre : incroyable !
On lit parfois que c’est le capitalisme ou la société de consommation qui suscite chez les hommes et les femmes cette addiction à la nouveauté et au renouvellement. Je n’en crois pas un mot : la société de consommation n’a fait que suivre notre tendance profonde à tout avaler comme la créature du Voyage de Chihiro, à papillonner de passion en passion comme Bouvard et Pécuchet.
La photo, prise rue de Belleville, représente un magasin où, comme dans nos têtes, tout se mêle : crèmes miracle, pistolets à eau, statuettes de saints, insecticides, perruques, bouddhas, balais : le grand bazar de notre esprit.
Ce qui nous fait pardonner, c’est que nous comprenons.
Ce qui nous fait comprendre, c’est que nous ressentons, au fond de nous, le même défaut, la même imperfection, qui a conduit cet autre à mal agir ;
Et que, lui pardonnant, nous nous pardonnons à nous-mêmes.
Dans l’amour aussi, la poursuite de la satisfaction de nos propres désirs n’est jamais totalement absente de l’élan vers l’autre ; elle en est un moteur puissant, le principal peut-être.
C’est cela, le péché originel : le fait qu’au coeur de nos comportements les plus altruistes se niche un bloc d’égoïsme ; qu’au fond de notre capacité à pardonner se terre notre méchanceté ; qu’à la source du bien gise notre propension au mal.
Le péché originel, qui n’est pas un péché mais une façon de dire la condition humaine, est le nom donné au malaise que provoque en nous la conscience de cette apparente contradiction : pour agir bien, il faut porter le mal en soi ; et c’est dans la tension que nous ressentons entre l’un et l’autre, dans cette épaisseur pleine de détours louches et alambiqués qu’est notre humanité : la source ultime de la lumière dont nous pouvons parfois rayonner est cette part d’ombre que nous portons en nous.
« Nous vivons heureux dans un monde de drames », disait très joliment ce matin Christian Boltanski, interrogé par Guillaume Erner sur France Culture.
Les catastrophes et les chagrins sont partout, la peine et le malheur aussi, le monde est rempli d’horreurs et de salissures mais nous sommes heureux, au moins tant que la souffrance et la douleur ne nous touchent pas.
Cette capacité à être heureux dans le malheur du monde, à voir la beauté et à s’en réjouir, à danser et à rire au milieu des pleurs et des écroulements, cette capacité à sentir l’épaisseur des choses et à en jouer, est merveilleuse. Elle étonne les enfants, fache les hypocrites et provoque la colère des totalitarismes religieux et laïques qui voudraient que le monde forme un bloc univoque où nul ne puisse s’abstraire de la terreur et du chagrin, mais elle est profondément ancrée en nous et se confond avec l’étincelle de la vie. Car c’est ce bonheur seul qui, avec l’amour, peut nous animer et nous donner la force de lutter face au malheur du monde.
A y mieux réfléchir, il existe aussi une énergie sombre, une force noire. La colère et le désespoir peuvent en effet aussi nous entraîner et nous pousser à agir, à sortir de l’immobilité, mais leur pouvoir, toujours, va dans un sens négatif et destructeur, brisant et tuant pour entraîner le monde dans leur propre chute.
Peut-être y a-t-il, en cette matière, des tempéraments et des sensibilités divers. Etty Hillesum croit à la puissance de l’amour et de la joie ; Simone Weil paraît considérer que seul le malheur et l’anéantissement dans lequel il nous plonge peut tuer l’orgueil en nous et déclencher le vrai sursaut. C’est qu’elle est pessimiste et pense que le bonheur endort, et que qui est heureux ne se soucie plus des autres.
Peut-être est-ce affaire de tempérament mais, quant à moi, je suis sans réserve du côté d’Etty. Je sais que seul le bonheur donne la force d’agir et que l’amour, loin d’enfermer sur soi et de couper du monde, ouvre radicalement aux autres.
Dans un monde de drames, nous vivons heureux, et c’est paradoxalement la seule chance qui nous soit donnée de pouvoir transformer ce monde, de pouvoir le sortir de son malheur.
Pour changer le monde, soyons heureux.
PS : C’est au monastère de Vlacherna, tout près de la ville de Corfou, que j’ai photographié ce géranium rouge planté dans un seau de fer bleu. Les Grecs sont un des peuples qui savent le mieux exalter la beauté et le bonheur de vivre.