Sobriété, satiété, prodigalité

La Voie lactée depuis le fort Sainte-Agathe à Porquerolles

Rien de moins naturel que la sobriété. Elle est effort, elle est tension. Jamais elle ne s’assoupit ou ne se laisse aller. Elle est une retenue attentive et jamais endormie, un de ces serviteurs, de ces vierges sages veillant sans cesse au retour de leur maître dont parlent Luc et Matthieu. On s’est nourri à suffisance, on a eu le nécessaire, rien ne manque vraiment, sauf cette touche supplémentaire, cette cerise sur le gâteau, ce morceau de chocolat qui permet de se détendre vraiment ; ce surplus, cette surabondance inutile (et superflue à l’aune de nos besoins) mais dont la présence nous rassure, nous apaise, nous tranquillise et permet d’atteindre la satiété. En son absence, quelque chose en nous reste suspendu, en alerte, pas vraiment calmé : une angoisse sourde, peut-être un souvenir hérité de lendemains possibles de famine.

La sobriété est raisonneuse, rationnelle, calculée. Elle peut être, elle est très souvent, hiératique, d’une grande élégance, d’une grande pureté, d’une grande classe : lignes épurées, économie de moyens, stupéfiante beauté de ce à quoi rien ne peut être retiré. Elle joue dans la cour des jardins zen, des appartements de revues d’architecture, des cerveaux bien rangés : tout y est nécessaire et à sa place, au contraire des vraies maisons et des vraies têtes dans lesquelles s’empilent et s’entassent les bibelots de la vie. Et nos tiroirs, nos armoires, nos étagères, notre esprit, débordent de cette épaisseur poussiéreuse, nostalgique, bordélique, de souvenirs. C’est épais et encombrant.

La nature n’a rien de sobre : s’est-on déjà promené dans une forêt quand vient le printemps ? A-t-on déjà assisté à l’expression tumultueuse, à la profusion de la nature qui renaît ? Toutes ces jeunes feuilles, toutes ces fleurs, tous ces insectes qui se réveillent ! Toute cette énergie, cette matière, cette vie, cette beauté dépensées à foison ! Quel incroyable débordement !

Fontainebleau au printemps

La nature n’a rien de sobre ou de frugal ; elle est un flux immense et ininterrompu, une source vive de création à jet continu : a-t-on déjà contemplé le ciel nocturne ; a-t-on déjà pensé aux myriades de galaxies, au cataclysme sans fin des étoiles qui se meurent ? A-t-on déjà songé à l’énergie dilapidée à chaque instant par les rayons du soleil éclairant un monde vide ? Dieu et la nature sont plus prodigues encore de leurs richesses que Mamie Ève de ses gâteaux de Hanouka, et ça n’est pas peu dire !

La sobriété n’est pas naturelle ; elle ne nous est pas naturelle. Elle est le résultat d’un effort sur nous-mêmes, d’une contrainte que nous nous imposons pour rester sveltes, alertes, légers, libres de nos attachements, de notre gourmandise, de notre pesanteur, de ce réflexe atavique à toujours vouloir plus de crainte de manquer. La sobriété est une discipline. On peut, et c’est souvent le cas, en être fier et rassuré ; je ne suis pas sûr qu’elle puisse vraiment être heureuse, n’est-ce pas, Katia ?

Ce qui permet à la nature son incroyable gaspillage, c’est le recyclage infini de ses ressources : pas de gâchis, pas de perte dans ce feu d’artifice permanent ; seulement une boucle qui se referme. C’est nous, les humains, qui avons appris à distraire une part de ce grand cycle, à piquer dans la caisse, à salir et piller au lieu de simplement emprunter.

La sobriété, c’est le retour aux vertus ménagères. Ce n’est pas forcément l’absence de générosité ou de prodigalité mais une bonne et saine gestion de ce dont on dispose et le refus de cette propension héritée à prendre tout ce qui peut être pris, à occuper tout l’espace laissé libre. C’est le rejeu du renoncement initial de Dieu à occuper tout l’espace libre pour laisser une place à la création, aux autres êtres, à l’autre.

Le tsimtsoum : ne pas considérer le monde comme sa chose.

Aldor Écrit par :

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