Épanchement du bitume et du bruit

Un trottoir à Panazol, faubourg de Limoges

Qui arrive aujourd’hui à pied dans les grandes villes ? Qui se rend compte vraiment du débordement de bitume, de laideur, de bruit qui suinte de la ville, dégoulinant des axes de communication et envahissant tout comme une salissure ?

C’était la campagne, avec l’asphalte enfermé dans les limites étroites du ruban de la route, et puis, à quelques kilomètres de la ville proprement dit, on atteint les faubourgs. Et brusquement alors, le goudron brise la digue où il était contenu et se répand partout, chassant l’herbe, les fleurs, la terre, pour laisser place à cette surface grisâtre, laide, uniforme, chaude, le plus souvent couverte de gravillons, de bouts de métal, de verre, de papier, de masques, de débris, quelque chose comme une poubelle qui déborderait ou dont le contenu se serait éparpillé.

Ce débordement, les voyageurs en voiture ou en train ne le voient pas ; seuls le perçoivent, crissant sous leurs pas, les randonneurs, pèlerins et habitants de ces lieux de passage.

Les centres-villes sont beaux, abritant de superbes demeures, d’élégantes avenues, des monuments et des parcs harmonieux. Ils forment un espace totalement et fièrement humanisé. La nature est sublime, qu’elle soit sauvage, entretenue ou patinée par des siècles ou des millénaires de travail des femmes et des hommes. C’est la ligne de contact des deux mondes qui bouillonne, qui glapit, qui s’épanche d’une fièvre brûlante.

Le bitume est le signe de cette fièvre. Il est comme une lave née du frottement des plaques tectoniques, comme un magma recouvrant tout, artificialisant tout, occupant tous les interstices et stérilisant tout pour que rien ne repousse, que le terrain soit définitivement conquis aux êtres humains, définitivement interdit à ce qui n’est pas domestique.

Et avec le bitume, le bruit, incessant, des voitures et camions qui passent : bruit des moteurs et bruit du frottement ; le parfum acre du caoutchouc arraché aux pneus par la route ; la senteur empoisonnée des hydrocarbures arrachés au bitume par la lumière.

Ici encore, la grande rupture est celle du pétrole : c’est avec le développement des véhicules à moteur que les techniques ancestrales de construction des routes, qui n’avaient guère changé entre les Romains et John Loudon Mac Adam, ont été abandonnées ; que la pierre a laissé place aux dérivés gluants du charbon et du pétrole ; et qu’on a commencé à répandre cet enduit au-delà de la chaussée, parce que c’était pratique.

La frontière de la route à Trélissac, faubourg de Périgueux

Il y a dans cette stérilisation progressive de la nature par le bitume visqueux de nos routes, de nos trottoirs, de nos parkings, de nos voies de garage, de toutes ces implantations industrielles et commerciales qui définissent les faubourgs, quelque chose du chien marquant son territoire par son urine, une sorte de terre brûlée.

Une terre à rendre à la terre.

Aldor Écrit par :

Un commentaire

  1. […] Mais c’est la longue traversée de Panazol, faubourg de Limoges, qui fut surtout pénible. Non pas dans des zones rurales mais dans ces grandes zones périurbaines où le bitume a été coulé partout, empêchant les fleurs et l’herbe de pousser, et où l’on marche sur des gravillons noirs et couverts de déchets : un épanchement sale de ville. […]

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